L’industrie du sexe sans fard

« La prostitution est à la société ce que l’inceste est à la famille. »

La cinéaste Ève Lamont aime bien cette phrase du psychiatre chilien Jorge Barudy. Une phrase qui dit ce que l’on ne veut pas dire quand il est question de l’industrie du sexe.

« On est dans le déni. On ne veut pas le savoir ! Dans la prostitution, l’argent achète le silence. Dans l’inceste, l’adulte cherche aussi à acheter le silence de l’enfant. Il y a un tabou social », observe la réalisatrice.

Dans son percutant documentaire Le commerce du sexe, Ève Lamont montre l’envers du décor d’une industrie banalisée qui exploite la misère des femmes. Un univers brutal d’une tristesse infinie, à mille lieues de tous les clichés à la Pretty Woman. Un univers souvent contrôlé par le crime organisé, où des clients commandent des filles comme on commande des pizzas, où des proxénètes recrutent des mineures et en abusent, où des tenanciers s’en mettent plein les poches en vendant le corps de femmes pauvres et vulnérables. Des femmes qui, dans plus de 80 % des cas, ont été victimes de violence ou d’agressions sexuelles dans leur jeunesse.

« Nous sommes tous responsables. Pourquoi y aurait-il une classe de femmes dont ce serait le rôle et le destin ? »

— Ève Lamont

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La question de la prostitution est sans doute l’une des questions les plus controversées dans les rangs féministes. Un peu comme la question du voile, elle donne lieu à des débats houleux. D’un côté, il y a celles qui disent qu’il s’agit d’un métier comme un autre, qu’il faut encadrer pour éviter les abus. De l’autre, des abolitionnistes, qui croient que la prostitution est une forme de violence et que l’on fait fausse route en voulant la normaliser.

Ève Lamont ne cache pas le fait qu’elle fait partie du deuxième camp. Même si elle croit que les conservateurs ont généralement tout faux, elle voit d’un bon œil la loi C-36, qui pénalise les clients de la prostitution. « Ce qui est intéressant, c’est qu’ils se sont inspirés du modèle suédois. Le hic, c’est qu’ils ne l’ont pas appliqué comme on l’aurait souhaité. Il y a beaucoup de femmes, des survivantes que l’industrie du sexe ne veut pas entendre, qui sont allées témoigner en commission parlementaire pour dire que c’est le modèle qu’elles voulaient : pénaliser les clients de la prostitution et décriminaliser totalement les femmes. »

Malheureusement, la loi C-36, adoptée l’an dernier, ne dépénalise pas complètement les prostituées et est plus intéressante sur papier qu’en pratique. En principe, la loi vise ultimement à abolir la prostitution, rien de moins. « C’est une révolution ! », note la cinéaste passionnée par les questions de justice sociale. Mais encore faudrait-il que l’on se donne vraiment les moyens d’y arriver. La volonté politique n’y est pas. Les ressources non plus, observe-t-elle. « Le prochain défi est de faire appliquer la loi. Mais le lobby de l’industrie du sexe est puissant et il n’en veut pas. »

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Après avoir rencontré plus d’une centaine de femmes de l’industrie du sexe, Ève Lamont constate que rares sont les chemins heureux qui y mènent. Quand des filles commencent à se prostituer à 15 ans, après avoir été dupées par un adulte et qu’elles sont sous l’emprise d’un proxénète, difficile de parler de choix éclairé.

Pour la cinéaste, il ne s’agit pas de juger ces femmes. Il ne s’agit pas non plus d’adopter un discours moralisateur ou d’empêcher qui que ce soit de vivre librement sa sexualité. « Je n’ai rien contre les gens qui ont de multiples partenaires. C’est beau la sexualité quand c’est consensuel », précise-t-elle à l’intention de ceux qui, à tort, croient que sa position en est une conservatrice.

Savoir si la prostitution est un choix ou un non-choix lui importe peu. Les questions fondamentales qu’elle pose dans Le commerce du sexe sont tout autres. 

Qui profite de la prostitution ? Qui choisit d’entretenir ce système d’exploitation ? Est-ce normal que l’on traite des êtres humains de cette façon ?

Les réponses qu’offre son documentaire sont troublantes. On y voit des clients qui, parce qu’ils payent, se croient tout permis avec des mineures ayant l’âge de leur fille. Des tenanciers qui voient les femmes comme de simples objets à consommer et se font croire que c’est normal. Des proxénètes fiers de parler des stratégies employées pour charmer leurs recrues et ainsi mieux les exploiter. D’ex-employées de salons de massage qui racontent les agressions subies, les plaintes ignorées, le silence imposé. D’ex-prostituées qui expliquent à quel point il est facile de se faire prendre au piège et difficile d’en sortir…

« La prostitution, c’est vraiment un rapport inégalitaire entre une personne qui a de l’argent et qui veut du sexe et une autre qui n’en veut pas mais qui a besoin d’argent. C’est vraiment un rapport d’oppression. Une machine à broyer les femmes », dit la cinéaste.

En soulevant le rideau de l’industrie du sexe, Ève Lamont nous fait voir, sous une lumière crue, les rouages de cette machine. Et elle nous oblige à nous demander comment une société qui croit à l’égalité hommes-femmes peut fermer les yeux devant autant de violence.

*Le film Le commerce du sexe prendra l’affiche le 1er mai au Cinéma Excentris. La première aura lieu en présence de la réalisatrice.

14 ou 15 ans 

En général, âge d’entrée dans la prostitution au Canada.

71 % 

Proportion des femmes qui ont été soumises à des violences physiques en situation de prostitution.

89 %

Proportion des femmes du milieu qui veulent quitter l’industrie du sexe et le feraient si elles le pouvaient.

99 milliards US 

Somme que rapporte chaque année, principalement à des groupes criminels, la traite à des fins d’exploitation sexuelle.

Sources : Conseil du statut de la femme, Organisation internationale du travail

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