ESSAIS CATHERINE MAVRIKAKIS ET MARTINE DELVAUX

PORTRAITS DE GUERRIÈRES

Catherine Mavrikakis et Martine Delvaux signent deux courts essais, l’un sur la performeuse Diamanda Galás, l’autre sur la photographe Nan Goldin, qui célèbrent la force et la pertinence de muses et Méduses contemporaines.

Les deux essais de Catherine Mavrikakis et Martine Delvaux ont comme sous-titre « Guerrière et Gorgone » pour définir ce que sont Diamanda Galás et Nan Goldin dans l’esprit des auteures. Deux portraits courts, très inspirés et par moment très personnels, qui sont manifestement en dialogue, voire en miroir, et qui s’appuient sur des figures saintes, mythiques ou divines – parce que « les saintes », écrit Delvaux, « sont des femmes que les hommes ne parviennent pas à domestiquer ».

Mais ce qui relie le plus les deux livres est cette peste moderne qu’a été le sida dans les années 80 et 90, qui a profondément marqué Galás et Goldin dans leurs arts respectifs, la première incarnant dans sa voix hors norme la colère et la douleur du deuil et la seconde, un regard sans concession mais plein d’amour pour les marginaux. L’une donne à entendre ce qu’on veut taire, l’autre à voir ce que l’on veut cacher.

Toutes deux, à leur manière, des cavalières chevauchant à bride abattue une apocalypse qui a décimé une génération. Mavrikakis et Delvaux ont connu cette hécatombe, la première en ayant tiré le superbe roman Deuils cannibales et mélancoliques.

Mavrikakis se souvient qu’en 1983, « ceux d’entre nous qui furent épargnés par les foudres aveugles du destin ne firent plus qu’un avec les morts. Nous fûmes Philip Dimitri Galás, frère de Diamanda mort du sida en 1986, à 32 ans. Nous fûmes Diamanda quand elle se fit tatouer sur les jointures des mains : we are all HIV+. Nous fûmes tous séropositifs. Nous fûmes tous coupables. Ensemble, les défunts et les vivants, nous fûmes rappelés à l’ordre vengeur de la mort, nous fûmes sommés de devenir Antigone ».

À propos des photographies de Goldin, qui n’a cessé d’être révoltée par le suicide de sa sœur, muselée par la famille, Delvaux note : « Si la photographie peut faire parler les gens, elle n’a pas le pouvoir de les empêcher de mourir. Mais Goldin sait aussi que les photos qu’elle prend de ses amis malades réussissent à montrer ce qu’ils sont : des êtres humains, pas des statistiques. »

Goldin montera la « première exposition organisée par des gens concernés par le sida », expo qui sera attaquée par l’Église catholique et qui, à cause de cela, attirera les foules et sera à l’origine du célèbre symbole du ruban rouge à la mémoire des disparus.

Pour beaucoup de lecteurs qui ne connaissent pas Galás et Goldin, ces hommages sentis seront une découverte. Pour les initiés, les essais de Mavrikakis et Delvaux peuvent être perçus comme des offrandes à ces guerrières qui ont mené le combat jusqu’au plus profond de leur chair et forcé leurs contemporains à ouvrir les yeux et les oreilles.

Deux livres tonifiants, qui donnent envie d’une collection plus longue de « guerrières et gorgones » chez Héliotrope.

Diamanda Galás

Catherine Mavrikakis

Héliotrope, 104 pages

Nan Goldin

Martine Delvaux

Héliotrope, 110 pages

ESSAIS Catherine Mavrikakis et Martine Delvaux

Galás et Goldin par Mavrikakis et Delvaux

« Galás terrorise la terreur. Elle méduse la Méduse. Elle sait se faire plus laide qu’elle, lorsqu’elle se couvre le visage de sang durant ses spectacles-performances ou quand elle fustige en rampant sur la scène les bigots hypocrites qui pourrissent déjà dans les enfers planétaires des religions souvent nocives. Elle s’exhibe en créature sortie tout droit des enfers qui n’hésite pas à nous entraîner avec elle vers ses origines. »

— Catherine Mavrikakis

ESSAIS Catherine Mavrikakis et Martine Delvaux

Galás et Goldin par Mavrikakis et Delvaux

« Quand elle interprète Fernand de Jacques Brel, Galás change le rythme, les sons, et même la prononciation de la chanson afin de la rendre étrangère. Dans le travail glossolalique, dans sa voix qui s’étend sur de nombreuses octaves, c’est à l’exil de la parole et de la musique que le spectateur assiste, à un ravissement de l’œuvre à elle-même qui se voit défigurée, transformée et qui donne à voir sa part obscure. Il y a un vrai effet d’étrangeté, d’“étrangisation” au sens où Chklovski l’entend, dans les performances de Galás. Le public ne peut plus s’y retrouver. »

— Catherine Mavrikakis

ESSAIS

Galás et Goldin par Mavrikakis et Delvaux

« Sœurs, Saintes et Sibylles est un acte de canonisation féministe, un hommage, une sanctification, une apologie de la sœur rebelle sacrifiée, bafouée, internée, assassinée par la famille et la banlieue, comme d’immenses filets, voiles écarlates de la tauromachie. Le livre Sœurs, Saintes et Sibylles a le visage terrifiant de celle qui regarde et qui sait, qui porte la vérité dans son regard, la mémoire de l’injustice, le souvenir de la mort. Il tétanise ceux qui se tiennent devant elle, les agents de la violence ordinaire, les révisionnistes de l’histoire privée. »

— Martine Delvaux

ESSAIS Catherine Mavrikakis et Martine Delvaux

Galás et Goldin par Mavrikakis et Delvaux

« L’amour est plus fort que la mort. Goldin y croit. Celui qu’elle porte à sa sœur comme à Cookie Mueller. Celui entre Gilles et Gotscho qu’elle consigne jusqu’au dernier moment de la vie de Gilles, que Gotscho embrasse alors que son amoureux vient d’être emporté par le sida. Goldin nous traîne dans les enfers, mais elle nous ramène au paradis – ce jardin qu’elle ne perd pas de vue et qui, lui, ne la lâche pas. »

— Martine Delvaux

ESSAIS Catherine Mavrikakis et Martine Delvaux

Galás et Goldin par Mavrikakis et Delvaux

« Un soir, Brian, son amant de longue date la bat sauvagement. Il s’en prend à ses yeux, c’est là qu’il la frappe délibérément. En retour, elle tourne l’objectif sur elle et tire un autoportrait. […] Repris dans Sœurs, Saintes et Sibylles, cet autoportrait est le premier d’une série où Goldin se montre droguée, délirante, dépressive, en train de s’automutiler. Sa vie comme un chemin de croix qu’elle ne craint pas de regarder en face, ni de montrer. »

— Martine Delvaux

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