Chronique

Docteur, prescrivez-moi de l’euphorie

Souvent le dimanche, une heure ou deux après avoir couru, je suis pris d’une sorte de bonne humeur totalement injustifiée et vaguement irritante pour l’entourage.

Je dissimule le tout. Je réprime un fou rire en toussotant. Je tente de m’affliger du mauvais temps ou de l’été qui achève, mais ça manque totalement de sincérité.

Je me mets à l’écart pour appeler Phil, compagnon des longues sorties. Je sais qu’il est lui aussi sous l’effet débilitant des mêmes stupéfiants, tout aussi incompris dans sa maison.

Ces conversations sont hautement confidentielles et inavouables. Il me cite de mémoire quelques morceaux choisis de Rémi AM/FM de Paul et Paul, un classique malheureusement oublié de l’humour absurde québécois. On passe rapidement en revue les déclarations les plus loufoques de la semaine, extraordinairement nombreuses en période électorale.

Ça va mieux, on a canalisé le buzz, la journée peut reprendre son cours…

C’est normal, docteur ?

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C’est même banal, comme le sait quiconque a connu un peu les joies de l’entraînement d’endurance. Des études de plus en plus nombreuses avancent que les effets sur l’humeur de l’activité physique régulière sont comparables sinon supérieurs aux antidépresseurs. Pour une fraction du prix…

Tout le monde vous dira que c’est grâce aux endorphines, une substance produite dans le cerveau lors d’une activité physique intense, de grande douleur ou d’orgasme – oui monsieur, vous avez bien lu. C’est assimilé à une sorte d’analgésique qui agit comme de la morphine ou de l’héroïne – oui madame.

Une dope en vente libre et très, très forte.

Or, comme vous savez, depuis cette semaine, les médecins du Québec ont le droit de prescrire de l’activité physique. Ça se fait sur le modèle des « blocs » élaboré par Pierre Lavoie.

Pourquoi pas ? Mais attendez une minute…

On a déjà assez de problèmes à trouver un docteur pour faire soigner une otite, va-t-il falloir aller à la clinique sans rendez-vous pour se faire prescrire du jogging ?

On verra peut-être des pharmaciens le long des pistes de course. « Désolé, mon vieux, je vous ai déjà renouvelé deux fois, va falloir aller voir votre médecin. Vous courez sans prescription depuis deux semaines. Out ! »

Il y aura ensuite un marché noir de coureurs, c’est évident. Le crime organisé s’intéressera à la course à pied et vendra des programmes d’entraînement non prescrits ! Des pushers de joggings apparaîtront sur le mont Royal… vous savez ? dans le bout où on ne sait plus si c’est les endorphines ou les vapeurs de hasch qui nous euphorisent…

Bon, OK, je suis pour, bien bien pour.

Mais songez combien il faut être rendus malades collectivement pour que le docteur nous prescrive de grouiller un minimum…

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La semaine dernière, une équipe de chercheurs du CHUM a publié une étude sur les mécanismes de l’euphorie du coureur.

Stephanie Fulton, prof de nutrition à l’Université de Montréal, m’explique qu’on a découvert le rôle d’une hormone appelée leptine. Les endorphines, c’est un peu une légende urbaine, ou plutôt, leur présence n’est pas une explication.

La leptine est aussi appelée hormone de « satiété ». C’est un truc qui envoie au cerveau le message qu’on a assez mangé. On ne sera pas surpris d’apprendre que c’est lié au gras.

Ce que l’étude du Dr Fulton démontre, c’est que moins on a de cette hormone, plus on a de motivation pour l’exercice d’endurance. Et plus on s’entraîne, plus elle diminue.

On a comparé des souris génétiquement modifiées pour être maigres et dépourvues de leptine avec des souris ordinaires. Les ordinaires courent volontairement 6 ou 7 km par jour dans leur roue ; les modifiées… 11 km ! – personnellement, c’est ce que je trouve le plus renversant de cette étude : 11 km pour une souris ! 

Pourquoi une souris plus chétive serait-elle plus encline à courir ? Il y a tellement de gens qui se mettent à l’exercice pour perdre du poids…

C’est oublier qu’à l’échelle historique, l’ère de l’abondance alimentaire est très récente et limitée géographiquement.

Les chercheurs expliquent qu’en fait, l’être humain est plutôt adapté à gérer les pénuries de nourriture et à emmagasiner les surplus – au lieu d’être malade d’abondance. Il a développé une capacité à la course d’endurance précisément pour trouver de la nourriture en période maigre, souvent loin et au terme d’efforts soutenus.

Quand il est repu, l’homme n’a pas à aller chercher un mammouth laineux au diable vauvert, il reste confortablement étendu sur une peau de smilodon en massant les tempes de son épouse.

Mais les vivres viennent-ils à manquer, sa leptine est au plancher. Le voilà reparti gaiement avec son gourdin et quelques copains.

Si quelque chose dans le corps ne rendait pas ça un peu rigolo ou endurable, nous aurions tous disparu depuis longtemps, morts épuisés ou écœurés de courir à 700 mètres de la grotte.

Et le voici de retour après 27 km de course dans la savane, un bébé gazelle sous le bras.

— C’est tout ce que tu ramènes ? Regarde ce que j’ai cueilli !

Il fait mine d’être déçu, il dit qu’il retournera demain, fera mieux. Il s’écarte un peu et pouffe de rire inexplicablement.

Le lendemain, il repart en gambadant, idiot et joyeux.

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