Série Il était une fois

Grandes et petites victoires du gériatre

Il était une fois la vie qui s’achevait. Mais voilà, de nos jours, la vieillesse, elle dure de plus en plus longtemps. Ça fait plus de vieux à soigner, plus longtemps.

C’est ce que fait Dr David Lussier, gériatre affilié à l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal. Il soigne les vieux. Un des 65 gériatres au Québec.

Drôle de spécialité, la gériatrie. Le cardiologue peut guérir des cœurs. L’oncologue peut repousser le cancer. L’urgentologue peut sauver des accidentés qui ont un pied dans la porte de la mort.

Le gériatre ? Rien de tout cela. Pour parler comme un MBA, le gériatre gère la décroissance personnelle qui vient avec la croissance de l’espérance de vie collective (81,1 ans en 2009, contre 74,9 ans en 1979).  

 « Comme a déjà dit un gériatre, on ne peut pas guérir le vieil âge, lance David Lussier en marchant dans le CHSLD de l’Institut. Ce qu’on veut, c’est rendre les personnes plus confortables, atténuer la douleur et leur permettre de rester autonomes le plus longtemps possible. »

C’est l’heure du dîner et Dr Lussier cherche une patiente dans la salle commune, une très vieille dame atteinte de démence. La famille de la dame est certaine qu’elle souffre en permanence, mais le gériatre n’en est pas si certain. Il veut jaser avec la préposée aux bénéficiaires qui la nourrit, ce midi-là…

Je jette un regard circulaire dans la pièce pendant qu’ils discutent. C’est déstabilisant. Une quinzaine de personnes âgées sont là, dans des fauteuils roulants. La plupart sont nourries par des préposées.

Je ne suis pas habitué à la vieillesse. Je ne la côtoie pour ainsi dire jamais. Et nous sommes dans un CHSLD : forcément, dans cette pièce, on retrouve la version la moins autonome de la vieillesse au XXIe siècle.

Déprimant. Pas le lieu, pas les soins, non. L’état, si je puis dire. Celui d’être vieux et poqué.

Le gériatre parle avec la préposée. Il est question de pilules, de conscience et de douleur. J’écoute d’une oreille distraite.

Je prends des notes, en pensant à un tas de choses. Qui se résument toutes à : « Un jour, je vais finir comme ça. »

***

Le Doc est assis au bout du lit d’une patiente. Quatre-vingt un ans. Elle se souvient de tous ses médicaments, des doses prescrites. Une femme colorée : « Ça ne me fait pas un pli sur la différence », dit-elle à propos d’une pilule en particulier.

Bref, elle a toute sa tête. Mais c’est le corps qui flanche.

Les reins ont crashé. Les infections pullulent. Et la douleur ! Une crise de zona a touché un nerf et depuis, c’est l’enfer…

Ici, sur l’étage, cette dame est l’une des plus vives d’esprit. Les autres n’ont pas toute leur tête.

« Je trouve ça pénible de voir les gens en fauteuil roulant, qui se font nourrir. Ça me brise le cœur. J’ai peu de gens avec qui converser. Bon, il y a bien un monsieur, un seul, sur l’étage, avec qui je peux échanger… »

Je prenais des notes, encore. En pensant, encore là, à un tas de choses...

Qu’est-ce qui est plus terrible, au fond ?

Être miné par la démence, ne pas savoir qu’on remplit sa couche, ne pas savoir qu’on a mal, qu’on est un navire fantôme ?

Ou bien alors avoir toute sa tête et se voir, se savoir dépérir ?

Autre question terrible, puisqu’on y est... 

Disons que vous n’avez qu’une seule personne avec qui converser, comme cette dame.

Vous faites quoi si le monsieur peut parler mais qu’il est ennuyant comme la pluie ?

Je ne sais pas.

Je sais que j’haïs le verbe  « converser », cependant.

***

C’est déprimant, cet endroit, Doc. Tu ne déprimes pas, à soigner la vieillesse, tu ne déprimes pas, à côtoyer ces vieux poqués ?

« Je n’y pense pas beaucoup, dit-il. Je crois que ce qui déprime les gens, c’est de ne pas savoir comment on va finir, vers quoi on s’en va. Le pourcentage de la population qui est en CHSLD est minuscule : 3 % des 65 ans et plus. Alors oui, on parle beaucoup des CHSLD, mais ce n’est qu’une partie du portrait de la vieillesse. D’ailleurs, j’y passe très peu de temps, dans ma pratique. »

Nous sommes sortis de l’immeuble. Il faisait beau et dans une petite aire de repos, sous les arbres, nous entendions à peine le ronron des autos, sur Queen-Mary. Près de nous, des patients, des visiteurs et des employés fumaient. Tous fédérés, nonobstant leur état, par la boucane…

–    T’es pas tanné de ne pas gagner, Doc ?

–    Que veux-tu dire ?

–    Le cardiologue gagne. L’oncologue gagne. Toi, tu ne gagneras jamais, on ne peut pas guérir du vieil âge…

Il a souri, comme s’il était habitué à l’entendre, celle-là.

–    J’ai une patiente de 92 ans. Elle habite chez elle. Deux fois, la Régie de l’assurance maladie a refusé de lui payer un médicament, le BuTrans. C’est une patch qui délivre une dose d’antidouleur. Fait que j’ai appelé la Régie, j’ai insisté, je les ai brassés un peu. Je leur ai dit que s’ils refusaient une troisième fois, cette dame allait se ramasser en CHSLD et que ça allait coûter bien plus cher que 100 $ de BuTrans par mois…

–    Et ?

–    Et ils ont donné le feu vert.

C’est son dada, au Doc Lussier, la douleur. En plus d’être gériatre, il est spécialiste de la douleur. Il peut vous parler des heures de l’absence de formation en douleur, dans les sciences de la santé.

D’ailleurs, m’a-t-il dit, étude à l’appui, de toutes les facultés des sciences de la santé, sais-tu où les étudiants reçoivent la plus longue formation en contrôle de la douleur ?

Évidemment, je ne savais pas.

« En médecine vétérinaire. »

***

Mais je m’éloigne. On parlait des victoires du gériatre face à l’implacable marche – marchette ? – de la vieillesse. Comme cette victoire remportée sur la Régie, pour sa patiente de 92 ans. Mais on est loin de la science, Doc… 

–    C’est pas le cancer, où tu peux dire à ton patient qu’il est en rémission, convient-il. Mes victoires, c’est qu’ils soient plus fonctionnels, qu’ils souffrent moins ; qu’ils restent à la maison plus longtemps.

La victoire, des fois, c’est aussi qu’ils meurent en souffrant moins.

–    Ce sont des victoires modestes…

–    D’un point de vue scientifique, répond David Lussier, oui. Mais importantes quand même, au plan humain.

Immenses, plutôt, Doc. Immenses.

***

Ces vieux qui dînaient au  CHSLD me hantent. Conscients ou pas, c’est la dernière ligne droite avant la mort. Une mort lente, qu’on peut voir venir si on a encore toute sa tête...

Il était une fois une mort, quelque part, la mienne. J’espère qu’elle sera soudaine, brutale.

 

–    Toi, Doc, comment tu veux mourir ?

–     Euh...

David Lussier, médecin pour vieux, bafouille et cherche ses mots pour une rare fois dans cette entrevue. Il finit par sourire.

–    J’ai bien envie de te répondre, mais ce que je te répondrais, je ne voudrais pas que tu l’écrives.

 

 

 

 

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