À quoi rêvent les Québécois ?

Enseigner le lingala

« ELA Jambo, voilà mon rêve ! » Guy-Serge Luboya a décidé qu’il le réaliserait, malgré ce qu’il lui en coûterait.

ELA est l’acronyme d’école de langues africaines et jambo signifie bonjour en swahili. « Une toute petite entreprise lancée en septembre 2012 dans le fond de la cuisine de mon trois et demie, décrit-il. À cette époque, je n’avais qu’un seul but : enseigner le lingala à qui veut bien l’apprendre. »

Car l’homme de 32 ans a « une fibre entrepreneuriale », confie-t-il. Il songeait à lancer une entreprise et un ouvrage emprunté à la bibliothèque lui a appris que l’idée de départ se trouvait probablement tout près de lui – sinon en lui. « Qu’est-ce que j’ai en moi de façon naturelle ? J’ai pensé à ma langue. »

Il parle le lingala, une des langues nationales de la République démocratique du Congo, où il est né. Mais curieusement, c’est au Québec, où il arrivé à 11 ans en 1992, que ce francophone a acquis la maîtrise de cette langue que ses parents ne parlaient qu’entre eux.

« Je l’ai appris sur un terrain de basketball avec des gars qui parlaient le lingala. »

ENTREPRISE-ÉCOLE

En 2012, il a enregistré son entreprise, lui a trouvé un nom et a ouvert son école de langues africaines. Il travaillait alors pour une entreprise de télécommunications et il suivait des cours de marketing à temps partiel à HEC Montréal.

« J’étais mon premier enseignant et un collègue de travail a été mon premier étudiant, raconte-t-il. Une fois par semaine, deux heures durant, je lui inculquais l’ABC du lingala, avec quelques notions historiques. »

— Guy-Serge Luboya

Son entreprise n’existait que sous la forme d’un numéro de téléphone et d’un compte Facebook. L’intérêt pour un cours de swahili s’est manifesté. « J’ai trouvé un professeur, j’ai offert le cours, et peu à peu, ça a commencé. » Des étudiants, des langues et des professeurs se sont ajoutés.

En janvier dernier, il a loué un local où il a aménagé deux classes. Pour la session d’hiver 2015, l’école compte sept langues africaines, cinq enseignants et 38 élèves.

Les professeurs sont pigistes. Guy-Serge Luboya reçoit l’aide d’un vice-directeur et d’une chargée de communication, tous deux bénévoles.

« Les gens ont constaté que j’étais le seul à faire ça pour l’instant à Montréal et au Québec et beaucoup de gens me contactent. Je suis un peu victime de mon succès en ce moment. C’est une période de croissance et il faudrait fournir la marchandise, avoir plus de profs, plus de classes. »

BRÛLER SES NAVIRES

Guy-Serge Luboya a quitté son emploi le 27 janvier dernier. « ELA Jambo demande de plus en plus de mon temps pour gérer les défis quotidiens, explique-t-il. Il fallait que je fasse un choix. »

Pourtant, l’école fait à peine ses frais.

Le loyer pour ses deux classes s’élève à 1400 $ par mois. Le salaire des enseignants varie entre 15 et 20 $ de l’heure. Une session de 20 heures, à raison de deux heures par semaine, coûte une centaine de dollars.

« Après le loyer, les professeurs, la publicité, les affiches, il ne me reste pas grand-chose pour moi ni pour faire de nouvelles activités. »

— Guy-Serge Luboya

Il s’était préparé à ce plongeon depuis un an, en restreignant ses dépenses et en mettant des économies de côté.

Il a épargné suffisamment pour vivre pendant six mois – jusqu’en juillet. Ses dépenses sont réduites au minimum. Il habite un trois et demie et n’a pas de voiture.

« Mon rêve n’est pas assez rentable pour que je puisse en vivre pour l’instant et les finances ne me permettent même pas d’amener l’entreprise à un niveau supérieur », reconnaît M. Luboya.

« Mais j’y suis, j’y reste ! La vie est une question de choix. J’ai donné un peu de stabilité financière pour avoir un peu d’indépendance d’esprit et faire quelque chose d’original. À chacun son âme, la mienne est foncièrement entrepreneure. »

LE CONSEIL

Une petite auscultation s’impose. C’est la prescription de Daniel Rigaud, directeur du SAJE Montréal Centre, un organisme spécialisé dans le soutien aux entreprises en démarrage.

Pour l’instant, il recommande un diagnostic d’entreprise sur les points suivants : 

• le marché, l’environnement concurrentiel et la clientèle potentielle ;

• les enjeux financiers de l’entreprise et les éventuelles sources de financement ;

• une meilleure définition de l’offre de services ;

• un déploiement optimal de la stratégie de commercialisation.

Un tel diagnostic favoriserait « une utilisation optimale des ressources humaines, matérielles, techniques et financières de l’entreprise, et l’élaboration d’une stratégie de croissance réfléchie, appuyée par le développement d’un modèle d’affaires éprouvé », explique M. Rigaud.

Il donne quelques exemples de points critiques.

« Il est important d’identifier le seuil de rentabilité qui permettra de déterminer le chiffre d’affaires minimum à réaliser pour couvrir l’ensemble des charges de l’entreprise. »

Évidemment, la survie de la fragile entreprise en dépend.

Daniel Rigaud suggère également d’élaborer différents scénarios pour optimiser la gestion des opérations. Ces hypothèses permettraient de mieux coordonner le produit (les cours), la clientèle (les étudiants), la capacité de production (les classes), les ressources (les professeurs).

Il reconnaît que ce programme constitue un véritable défi pour Guy-Serge Luboya. « Pour ce faire, un accompagnement proactif est indispensable », avise-t-il.

L’entrepreneur pourrait suivre quelques formations « structurantes », pour être ensuite accompagné par un mentor, suggère-t-il encore.

Plusieurs organismes – dont le sien ! – peuvent soutenir M. Luboya dans son aventure, souligne-t-il. « Il a lancé une entreprise culturelle, ce qui n’est pas évident. Il n’y en a pas beaucoup comme elle et c’est un beau champ d’entreprise. »

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