Entrevue

L’homme qui a fait vaciller Lance Armstrong

Le journaliste britannique David Walsh joue en quelque sorte le rôle du héros dans le film The Program, un portrait de Lance Armstrong. Entretien avec celui qui aura eu le dernier mot sur le champion déchu.

Le film The Program s’ouvre sur la première interview de David Walsh avec Lance Armstrong lors du Tour de France 1993. Les deux hommes discutent en jouant une partie de baby-foot. Le cycliste américain de 21 ans gagne le match et exige que le journaliste se rase la barbe pour honorer une gageure.

Cette entrevue a bel et bien eu lieu, mais ne s’est pas vraiment déroulée comme ça. En réalité, Armstrong et son interlocuteur britannique se sont assis à une table et ont parlé pendant trois heures.

« Sur plusieurs de ces détails, le film se donne un peu une sorte de liberté hollywoodienne », précise Walsh au téléphone depuis l’Angleterre. « En passant, je suis en fait assez bon à ce jeu de baby-foot. Si ça avait été totalement réaliste, je l’aurais battu. Mais ils devaient lui permettre de l’emporter parce que c’est lui le gagnant… »

Dans la vraie vie, Walsh aura eu le dernier mot. En 1999, année de la première victoire d’Armstrong au Tour, le journaliste de l’hebdomadaire The Sunday Times a été l’un des premiers à mettre en doute son intégrité. Avec le livre L.A. Confidentiel, coécrit avec le Français Pierre Ballester, il s’est attiré les foudres du champion américain et l’opprobre de certains confrères, qui craignaient de subir le même sort en s’associant à lui.

Les enquêtes de Walsh ont fini par contribuer à la chute du héros texan, suspendu à vie pour dopage en 2012. Il en a tiré le livre Sept péchés capitaux : à la poursuite de Lance Armstrong, qui a inspiré le réalisateur Stephen Frears.

AVEUX

Walsh assure ne pas s’être particulièrement réjoui lorsque Armstrong s’est confessé à Oprah Winfrey en janvier 2013.

« Quand j’ai regardé cette interview, j’étais encore stupéfait par ce qu’Oprah a vraiment fait. Elle a fait passer cette confession de Lance comme une exclusivité mondiale, ce que ce n’était pas en réalité. C’était la première fois qu’il passait aux aveux, mais quiconque était sur cette histoire ou était impliqué d’une façon ou de l’autre connaissait déjà la vérité. Mais Oprah a brillamment mené cette entrevue. Elle a tiré plus de Lance que ce qu’aucun journaliste n’avait réussi auparavant. Sur la façon dont il s’est comporté et l’étendue de son dopage et de sa tromperie. »

Armstrong a dû verser plus de 1,5 million à The Sunday Times en compensation d’un procès en diffamation qu’il avait remporté contre Walsh et le journal dominical. Il vient de perdre 10 millions américains dans un arbitrage remporté par la compagnie d’assurance SCA Promotions. Le gouvernement fédéral lui réclame aussi des dizaines de millions dans une poursuite.

« Il est passé du statut de personne parmi les plus admirées que le sport ait jamais connues à, peut-être, celui de l’un des plus grands tricheurs de l’histoire du sport. »

— David Walsh

« C’est une transformation incroyablement importante. Ça doit être très difficile d’être révéré et d’être ensuite vilipendé. Tu ne souhaiterais ça à personne. D’autre part, Lance doit assumer ses responsabilités pour ce qu’il a fait : les mensonges, l’intimidation, les poursuites contre les gens qui disaient la vérité. Il a pris plusieurs très mauvaises décisions parce qu’il se croyait invincible. »

« LE SPORT A CHANGÉ »

Walsh, 60 ans, couvre toujours le Tour de France. Il s’est lui-même exposé à la critique en s’intégrant à l’équipe Sky en 2013 pour suivre la victoire de Chris Froome de l’intérieur. Il en a produit un livre (Inside Team Sky) dans lequel il manifeste sa foi en la propreté du cycliste britannique, vainqueur d’un deuxième Tour l’an dernier.

« Je n’ai pas de preuves qu’il n’est pas propre », justifie Walsh, qui a prêté sa plume à Froome pour son autobiographie The Climber. « Tous les gens qui l’ont accusé n’ont pas produit la moindre preuve. Je crois que le sport a changé. L’introduction du passeport biologique [en 2008] a rendu le dopage beaucoup plus difficile. »

Selon Froome, à qui Walsh a posé la question, la prévalence actuelle du dopage dans le peloton serait de l’ordre de « peut-être 3, 4 % ». En revanche, près de la moitié des coureurs utiliseraient des médicaments non interdits par le Code mondial antidopage sans que ce soit pour des raisons de santé, toujours d’après Froome.

« En un sens, je crois qu’il faut s’intéresser au fait que la frontière du dopage a bougé », constate Walsh. Il cite l’exemple de la récente flopée de contrôles positifs au meldonium ayant suivi celui de la joueuse de tennis Maria Sharapova*.

« Je suis certain que de nombreuses personnes diraient que si je trouve un médicament, que je l’utilise pour une raison qui n’était pas prévue et que ça ne viole pas les règlements antidopage, c’est OK, juge-t-il. Je ne crois pas que ce soit OK. »

UN MORT ET SES DOUTES

L’athlétisme est aux prises avec une crise similaire à celle du cyclisme durant l’ère Armstrong. La corruption et le chantage observés dans les plus hautes sphères de la fédération internationale d’athlétisme (IAAF), mis au jour par le dernier rapport de la commission indépendante de l’Agence mondiale antidopage (AMA), rendent la situation encore plus grave aux yeux du journaliste.

En novembre, Walsh a reçu un courriel de l’ex-directeur exécutif de l’Agence antidopage russe (RUSADA). Nikita Kamaev lui annonçait qu’il envisageait d’écrire un livre-choc sur le dopage dans son pays au cours des trois dernières décennies. L’homme de 52 ans est mort subitement le 14 février, a révélé Walsh une semaine plus tard. La RUSADA a précisé qu’il avait succombé à un « infarctus aigu ».

« J’ai l’impression qu’il est probablement mort de cause naturelle, mais il y a une part de doute à ce sujet, soulève Walsh. Peu importe le pourcentage de doute que vous voulez y attribuer, il serait malvenu à mon avis de simplement présumer qu’il s’agit de cause naturelle. Parce que nous vivons dans une époque étrange… »

* La nageuse russe Yulia Efimova, quadruple championne du monde, est la dernière en lice. Elle risque une suspension à vie pour ce deuxième contrôle positif. Depuis l’interdiction du meldonium le 1er janvier, 102 tests menés dans le monde ont révélé la présence de ce médicament d’origine lettone.

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