À table avec Marie-Hélène Falcon
La grande dame, la ville et la culture
La Presse
Vous n’aurez jamais de difficulté à me faire déprimer sur Montréal, ses ponts délabrés, son administration municipale corrompue, ses nids-de-poule et son architecture – trop souvent – de centre commercial. Mais la métropole a aussi des qualités immenses qui font qu’on a envie d’y rester, d’y trainer, voire d’y inviter des visiteurs, notamment l’excellent équilibre offert entre sa convivialité et la qualité de sa vie culturelle. Et au cœur de cette offre culturelle élevée, il y a ses festivals, dont ce Festival TransAmériques de danse et de théâtre qui commence cette semaine.
Je l’avoue. De tous, c’est un peu mon chouchou.
Je le fréquente depuis ses premières versions, à cette époque où on y découvrait autant les créations de Carbone 14 ou de Robert Lepage que les folies catalanes alors inédites de la Fura dels Baus ou les grandioses mises en scène de Ariane Mnouchkine. Près de 30 ans plus tard, l’événement continue de nous proposer des chocs esthétiques, des moments artistiques forçant la réflexion, des coups de gueule théâtraux qui électrochoquent, réveillent et enchantent.
Sa fondatrice, Marie-Hélène Falcon, à qui on ne demandera pas son âge – sa bio officielle la dit née en 1942 - continue d’être aux commandes du bateau, voyageant de par le monde à la recherche de nourriture culturelle pour notre ville qu’elle adore. « Montréal est sympathique et agréable, c’est facile d’y être bien », note-t-elle, avant d’entamer un saumon au fenouil à la Brasserie T !, au cœur du Quartier des spectacles. « Et c’est une ville riche. » Riche en idées, riche en musiciens, danseurs, auteurs. « En fait, ici, dit-elle, c’est plein de fous formidables. »
Il y a des tonnes et des tonnes de gens de qualité. C’est collectivement et institutionnellement, explique-t-elle, qu’il reste du chemin à faire. On a trop souvent peur de brasser la cage. « On pourrait avoir un peu plus de curiosité, d’envie, de désir. C’est fondamental de vouloir découvrir, d’aller vers l’inconnu, de fuir les sentiers battus… Non ? »
Contrairement à quelques-unes des personnes interviewées ici ces dernières semaines, Marie-Hélène Falcon n’a pas l’intention de se présenter à la mairie. « Je ne pense pas que je pourrais faire ce que je voudrais. »
Mais elle a quelques idées sur ce dont on devrait parler en attendant les élections municipales de novembre.
Il faudrait parler d’équipement culturel, dit-elle. Il manque une salle de spectacle de 600 places. Il manque aussi d’outils de pointe pour permettre aux créateurs d’explorer les nouvelles technologies. « On peut regarder pour ça du côté de Bruxelles. Ils ont vraiment des équipements qui font envie. Berlin aussi. »
Mais ce qu’il manque le plus à Montréal, croit Mme Falcon, c’est un respect répandu, profond, sérieux, pour l’importance du travail des artistes. Car leur part dans l’âme de la cité est cruciale. Le populisme, celui qui prend sa paresse ou sa frilosité pour de l’anti-snobisme, occupe trop de place. « C’est un combat de tous les instants. »
Oui, le travail de certains artistes est parfois obscur.
Non, ce n’est pas toujours du bonbon. Mais l’artiste n’est pas un amuseur.
C’est quelqu’un qui dérange, qui force la réflexion, c’est l’étincelle qui met le feu aux bougies. On ne peut avancer autrement. Son importance et son utilité ne se mesure pas en signes de dollars.
Dans cet esprit, Marie-Hélène Falcon, avec sa tête blanche et ses grosses lunettes rectangulaires, est descendue plusieurs fois dans la rue l’an dernier, avec les étudiants. Plusieurs artistes invités au festival sont aussi allés manifester avec eux, car le festival de 2012 a eu lieu en plein milieu de l’effervescence du « printemps érable ».
L’éducation, dit-elle, fait partie des points de départ, des terreaux pour toute cette création qui viendra un jour déranger. Pour ceux qui la feront, pour ceux qui sauront la recevoir. D’ailleurs, la toute récente édulcoration du programme de cégep en « arts et lettres » au profit d’un nouveau programme appelé « culture et communication », où la littérature devient optionnelle, l’attriste grandement. « Ça me désole de voir ça se perdre », dit-elle. La société est-elle en train d’abdiquer devant la facilité, d’oublier la valeur du défi que peut être la littérature ?
La femme de théâtre a toutefois été rassurée par toutes ces forces déployées au printemps dernier pour défendre le droit de manifester, le droit d’étudier. Le droit de se rebeller. « Je ne sais pas à propos de quoi on réussira encore un jour à retrouver toute cette mobilisation. »