Chronique

Ces candidates qui font le poids

Il fallait lire, il y a quelques jours dans le cahier Pause de ce journal, l’excellent dossier de ma collègue Marie Allard sur la « grossophobie ». Sur cette peur que la société entretient au sujet des personnes dont on estime qu’elles pèsent trop, sur ce jugement qui massacre des ego, charcute des ambitions, pétrifie dans la tristesse des cerveaux pourtant porteurs de mille promesses.

Des bancs d’école jusqu’au marché du travail, l’ostracisme dont sont victimes les personnes jugées en surpoids fait dérailler la répartition et la réalisation des talents.

Dans une toute nouvelle étude menée aux Pays-Bas et publiée la semaine dernière dans le journal PLOS One, on apprenait que, dès l’école, les enfants qu’on estime en surpoids sont 1,7 fois plus souvent rejetés par leurs pairs que ceux qu’on estime normaux. Dans une autre étude publiée en 2016 dans Frontiers of Psychology par un chercheur de l’Université de Leeds, on indique que les gens obèses sont considérés comme moins aptes à bien accomplir leur travail, surtout les femmes.

Les barrières à l’emploi et aux promotions sont documentées.

Évidemment, personne ne parle de ses réticences devant les « gros ».

Personne n’a le droit de parler de ça.

Dire qu’on n’a pas embauché une femme à cause de son surpoids, ce n’est pas socialement ni même légalement acceptable. L’apparence physique ne peut pas faire partie officiellement des critères d’embauche. Cette époque est révolue. C’est pour cela qu’on a des chartes des droits.

Sauf que la discrimination réelle passe sous le radar.

« Il serait utopique de penser que l’image corporelle n’a rien à voir avec les décisions d’embauche », résume en entrevue Annie Lebeau, présidente de Capital GRH, chasseuse de têtes. « Ai-je déjà vu des cas flagrants ? Non, parce qu’on ne le dira pas. »

Selon Mme Lebeau, qui a le titre de conseillère en ressources humaines agréée et qui est donc liée par un code de déontologie interdisant ce type de discrimination, les penchants contre les personnes jugées trop grosses ou dont l’apparence gêne peuvent être aisément dissimulés derrière d’autres raisons officielles de refus d’embauche. L’entreprise décide de remettre ça à plus tard, a finalement réalisé qu’elle voulait mettre l’accent sur telle autre compétence (d’un autre candidat), que les attentes salariales ne vont pas, etc. 

« Est-ce que je doute parfois des raisons données pour les choix ? Oui. »

— Annie Lebeau

Et est-ce qu’on se prive parfois pour les mauvaises raisons de gens qui sont compétents et ont le « savoir-être » nécessaire en entreprise ? « Oui, rétorque Mme Lebeau, on passe à côté de gens extraordinaires. »

Ruth Vachon, présidente-directrice générale du Réseau des femmes d’affaires du Québec, raconte avoir carrément vu un tel cas récemment.

Avec ses 2000 membres, le réseau est une banque de ressources humaines très intéressante quand les entreprises cherchent à recruter des femmes. Et souvent, Mme Vachon reçoit des appels d’entreprises cherchant à recruter. Donc, elle reçoit un tel appel, trouve une candidate pour un poste de cadre dans une entreprise, le recruteur est ravi, tout se passe bien, le CV de la candidate est parfait. Bref, tout baigne, jusqu’à l’entrevue. Appel du recruteur à Mme Vachon : « Comment as-tu pu penser que j’embaucherais cette personne ? No way qu’on va l’engager ! »

C’est ainsi que la femme d’affaires raconte l’anecdote. « C’est tellement choquant, lance-t-elle. J’avais trouvé LA bonne personne. » Cette candidate, vous l’aurez deviné, faisait le poids sur papier, mais n’avait pas le droit d’avoir son propre poids en personne.

Souvent, dit Ruth Vachon, c’est comme pour le racisme. Ceux qui embauchent se cachent derrière des excuses. « Ça ne passera pas avec mes employés. »

Le défi maintenant, dit Mme Vachon, c’est comment agir pour sensibiliser les gens à ces questions ? Comment déboulonner les mythes ? Comment faire comprendre que le poids n’est pas lié aux compétences et aux qualités humaines au travail ?

Selon Mme Lebeau, le préjugé principal évoqué lors des discussions sur l’embauche touche la santé. On ne dit pas que l’apparence d’une personne jugée en surpoids déplaît, mais on parle d’absentéisme. « On me demande si cette personne ne risque pas d’être souvent en congé de maladie », raconte-t-elle.

Merci encore à ces campagnes de santé publique qui ne cessent de renforcer cette équation entre poids et santé déficiente, comme si tout le monde en surpoids souffrait nécessairement de diabète ou de maladie coronarienne. Et comme ces mêmes messages ne cessent de claironner que pour perdre du poids, il suffit de « mieux manger et de faire de l’exercice », la croyance populaire voulant que surpoids soit synonyme de manque de volonté ou de manque de caractère s’installe.

Pourtant, comme le montrait très bien le dossier de Marie Allard, une personne en surpoids peut avoir fait mille régimes et perdu des centaines de kilos et donc fait preuve d’une rigueur et d’une volonté remarquables. On sait maintenant que c’est le corps humain, endurci par des milliers d’années d’évolution, d’adaptation à la suite des famines, qui réagit aux régimes et provoque la reprise de poids par suite de restrictions caloriques prolongées. Quand on sait que 95 % des gens qui perdent du poids avec une diète restrictive reprennent tout, les recherches le démontrent, et que 60 % reprennent plus – dans les cinq ans –, on comprend que le surpoids ne révèle rien sur la discipline ou le dynamisme de candidats à l’embauche.

Et qui dit que les autres, dont l’apparence ne révèle rien, n’ont pas leurs troubles alimentaires ? Peut-être qu’une personne très svelte est en fait au régime pour maintenir sa ligne et donc totalement ralentie au travail par la faim qu’elle s’inflige…

Bref, on se prive probablement de candidats extraordinaires à cause de la grossophobie. Et la folie de la minceur prive probablement les entreprises d’énergies gaspillées en efforts de maintien de la minceur.

Au lieu de se préoccuper autant de poids, n’a-t-on pas plutôt des entreprises à démarrer, des équipes à gérer, des projets à piloter, des innovations à inventer et à mettre en marche, des savoir-faire à propager ?

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