L’ère de la photo

Il n’y a pas si longtemps, prendre une photo, c’était un événement. Quelque chose qui n’arrivait pas souvent. La plupart du temps, quand survenait une occasion que l’on voulait immortaliser, ça se passait ainsi : 

« As-tu apporté l’appareil photo ?

– Non, toi ?

– Non. »

Et c’était fini. Tant pis. Faudra y penser la prochaine fois. On ne traînait pas d’appareil photo avec soi. Ni même de téléphone. Le téléphone était accroché au mur. Et l’appareil photo, dans le tiroir.

Quand on voulait prendre une photo, fallait donc le prévoir. Et on y pensait que lors de cinq grandes occasions : aux naissances, à Noël, en vacances, aux anniversaires et aux mariages. C’est tout. Fouillez dans vos albums, vous allez le constater. Vous, encore bleu dans les bras de papa. Vous avec un sapin. Vous, les pieds dans l’eau. Vous avec un chapeau pointu sur la tête. Vous dans votre complet ou votre robe de mariée. C’est ça qui est ça.

Parce que prendre une photo était un projet. Une entreprise. Fallait d’abord avoir l’appareil, bien sûr. La plupart des familles avaient un Kodak Instamatic. Le dernier cri. Tout plat, il se transportait bien. Fallait avoir un film dedans. Un bon 12 poses. 24 poses, quand on se sentait lousse. Et ça prenait le flash. Un gros cube qui tournait sur lui-même. Et qui flashait à rendre un trou noir tout blanc.

On ne prenait pas des photos à l’improviste, en saisissant subtilement le moment. Non, quand on prenait une photo, on l’annonçait. En criant : « On va prendre une photo, tout le monde ! » Et tout le monde se plaçait devant nous.

« OK ! On sourit ! 1… 2… 3 ! »

Et le flash ne marchait pas. Puis le flash marchait trop. Puis la tante avait les yeux fermés. Puis l’oncle avait la tête coupée. Et notre mère avait les yeux rouges. Et notre frère cachait notre sœur. Mais ça, on ne le savait pas. Parce que les photos, on les prenait sans les voir. Bon, d’accord, on avait un œil dans le viseur, mais on ne voyait pas grand-chose. Puis aussitôt qu’on appuyait sur le bouton, c’était terminé. Il n’y avait pas d’écran pour réaliser l’ampleur des dégâts. Fallait attendre d’avoir fait développer les photos. Et ça, ça pouvait prendre du temps.

Dans ma famille, un film Kodak 36 poses a déjà duré trois ans. Entre la première photo et la dernière, mon frère avait grandi de 7 pouces.

Faire développer ses photos, c’était un acte de foi. On confiait sa vie à un étranger. Fallait y penser deux fois avant de prendre des clichés olé olé. 

Fallait accepter de les partager avec son amoureux et le monsieur chez Jean Coutu. C’est pour ça qu’on trouvait de tout, chez Jean Coutu, même un ami. L’ami vous avait déjà vu tout nu.

Quand on revenait du laboratoire avec son enveloppe de photos, on était heureux. On faisait toujours faire des doubles pour les donner à ses amis. Et on restait pris avec. Deux fois nous qui soufflons sur le gâteau, deux fois nous qui ouvrons un cadeau, deux fois la famille à la tête coupée. Après être passé au travers, on les laissait dans l’enveloppe ou on les mettait dans un album. Sur un carton collant entre des pages transparentes. On le montrait aux proches assez gentils pour le feuilleter en ayant l’air d’aimer ça. Puis on le rangeait dans une armoire. Et il restait là. Il s'y trouve encore.

Ça, c’est la photo... d’avant le téléphone intelligent. Aujourd’hui, chaque être humain vit en permanence avec un appareil greffé à la main. Il ne prend pas des photos cinq fois par année. Il en prend cinq fois par jour. Il pose son chat, son chien, ses enfants, ses amis, son déjeuner, son dîner, son souper, sa chambre, son salon, sa télé, son char, la neige, le soleil, la pluie. Et surtout lui-même, lui-même et lui-même. Dans la seconde où il prend son portrait, il le partage avec tous ses abonnés qui se font un plaisir de le regarder. Il y a maintenant des milliers de gars de chez Jean Coutu qui connaissent notre intimité. Et nous connaissons la leur. Nous vivons par destins posés et interposés.

Étions-nous plus heureux avant, au temps des moments non figés ? Non. Fallait juste moins s’arranger. Le sommes-nous plus maintenant, au temps des moments filtrés ? Non plus. Notre vie est juste plus documentée.

Certains voient dans cette prolifération de portraits le triomphe du paraître et de la superficialité. Moi, je vois surtout une société de grands enfants, trop heureux de se servir du jouet qu’ils ont dans les mains. Ce jouet qui rend chaque moment spécial. Qui arrête le temps, l’espace d’un clic, le temps de réaliser que le bonheur est déjà passé. Le temps de réaliser qu’il faut se remettre à lui courir après.

Dans 30 ans, quand nos nuages seront remplis de nos milliers de selfies, il y en aura plein qui ne nous diront plus rien. Mais il restera toujours une image, prise quelque part, avec quelqu’un ou quelqu’une, qui nous fera pleurer.

Et ce qu’il y a de plus beau dans la vie, c’est qu’on ne sait pas encore laquelle c’est.

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