Critique

La vie est une œuvre inachevée

Le palais de la fatigue
Michael Delisle
Boréal, 138 pages
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Retrouver Michael Delisle, c’est retrouver cet art fin de l’ellipse, ici caché sous l’étiquette du recueil de nouvelles, qu’on lit de bout en bout avec l’impression d’avoir fait le voyage du roman. Il y a deux frères que beaucoup de choses opposent, mais un seul narrateur qui mesure les distances entre les êtres. Sa distance avec cette mère qui lui retire sa machine à écrire quand il est jeune. Avec le milieu littéraire auquel il rêve d’appartenir, protégé par un professeur-amant, porté sur les jeunes, qui s’éloignera de lui quand il deviendra un homme (ou un écrivain). Avec cette amie pleine de rêves qui les abandonnera tous au premier échec, et le narrateur en même temps. Avec ce frère, finalement, qu’il retrouve au moment même où il abandonne femme et enfant, et qui lui demande de s’occuper de son fils comme d’une œuvre inachevée, tandis que cet ami artiste que le narrateur admire abandonne l’art pour ne pas gâcher une œuvre qu’il estime finie. « Je travaille avec une ambition de plus en plus élémentaire. J’écris pour voir à quoi la vie ressemble, une fois écrite. » Elle est toujours plus belle sur papier, plus complète et plus achevée ainsi, et c’est peut-être pour ça que Michael Delisle écrit de si bons livres, qu’on se surprend toujours à dévorer, même si on ne sait jamais au départ à quoi il nous invite, si ce n’est au partage de ces fulgurantes lucidités qui font la poésie. — Chantal Guy, La Presse

Extrait

« Je ne m’endormais pas dans les bras de ma blonde. Je n’étais pas communiste. Je ne faisais partie d’aucune gang. Je cuvais mon vin en dérivant au gré des images qui s’enchaînaient. Le prof n’était pas un requin. Le prof n’était pas un serpent, il était une échelle. Un sherpa tenant une lampe à la sortie de ma caverne. J’étais un trou noir engloutissant tout ce qu’on y jetait : bibelot en argent, musique et mousseux. Recroquevillé dans mon lit, je ne voyais pas l’intérêt d’analyser ma gloutonnerie, et ma raison ne pouvait plus grand-chose. C’était la nuit. J’étais ému. J’intéressais quelqu’un. »

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