Les grands-mères

Ma collègue Rima Elkouri est l’une des personnes les plus discrètes et douces que je connaisse. Elle est aussi probablement l’une de celles qui reçoivent le plus de courriels haineux dans la salle de rédaction, étant appelée à se prononcer sur les enjeux les plus délicats de notre société, ce qu’elle fait toujours avec sensibilité, respect et professionnalisme. Il faut dire qu’elle a commencé sa carrière de chroniqueuse de la façon la plus rock’n’roll qui soit : la veille des attentats du 11 septembre 2001. Il y en a encore aujourd’hui qui lui écrivent de retourner dans son pays (alors qu’elle est née ici), et qui la croient musulmane parce qu’elle défend les droits des minorités, alors qu’elle provient d’une famille chrétienne.

Parfois, après avoir lu une de ses chroniques dont je devine le potentiel de réactions extrêmes, je lui envoie une blague par courriel, qui doit se noyer dans le flot de messages méchants. Ou je lui dis, quand je la croise au bureau, « dure journée, hein ? »

Il y aurait de quoi la rendre amère, voire pessimiste envers la race humaine, mais elle ne se fâche pas, ne souffre d’aucun délire de persécution, ne se pose jamais en victime. Elle esquisse un sourire timide, et poursuit son chemin.

Je crois qu’il faut remercier sa Téta pour un tempérament aussi conciliant et apaisé. C’est en tout cas ce que l’on peut comprendre dans le premier roman qu’elle vient de publier au Boréal, Manam, qui est un hommage, sous forme de fiction, à sa grand-mère et à son arrière-grand-mère, survivantes du génocide arménien de 1915-1917.

Avant de continuer, je tiens à préciser que j’ai déjà fait des entrevues avec des collègues qui publiaient des livres, sans me prononcer sur eux. Je fais ici une exception pour Rima Elkouri, parce que son roman le mérite, point.

Nous nous connaissons, mais ce n’est pas ma grande chum avec qui je vais prendre un verre le samedi soir.

Revenons à Manam. On parle beaucoup ces temps-ci d’identité, de l’importance de connaître ses racines, du respect de notre héritage, mais après avoir refermé ce livre qui m’a tiré les larmes, j’ai pensé : ce que l’on ne transmet pas est aussi important que ce que l’on transmet.

Existe-t-il plus grande preuve d’amour que de refuser de léguer la haine, la souffrance et la douleur à ses enfants ? Plus grande réussite que d’arriver à enlever quelques pierres trop lourdes dans la valise qu’on leur passe pour que le voyage qu’ils entament au seuil de leur vie soit plus léger ?

C’est une réalité criante pour la plupart des immigrants qui ont été forcés de quitter leurs pays en catastrophe, mais c’est une réalité qui touche absolument tous les parents : épargner à ses enfants le mal qu’on a pu subir nous-même et être capable de donner ce que l’on n’a parfois jamais reçu. La DPJ est remplie d’exemples de gens qui n’y arrivent pas…

Après la mort de sa grand-mère adorée, la narratrice de Manam, Léa, une institutrice née à Montréal, se rend en Turquie et en Syrie pour tenter de trouver des réponses à son histoire familiale, car sa Téta n’était pas très volubile sur les faits douloureux qui l’ont menée à s’installer au Québec. C’est avec horreur que nous découvrons dans son enquête le caractère cruel et fratricide du génocide arménien que la Turquie refuse toujours de reconnaître.

Mais la figure de Téta surplombe tout ça.

« Je la revois s’allumer une cigarette d’un geste lent et gracieux, peut-on lire au début. Je l’entends me répéter les mots de Khalil Gibran. “Plus la tristesse évide l’intérieur de votre être, plus vous pouvez contenir de la joie.” Pour elle, la joie n’était que tristesse sans masque. »

On tombe amoureux de cette grand-mère au fort caractère qui, plus elle aimait quelqu’un, plus elle se permettait de l’engueuler. Elle a sans cesse à la bouche des proverbes d’une grande sagesse qui clouent le bec des fatigants avec leurs questions. « Qui veut tout comprendre finit par mourir de colère, ya benti (ma fille)… »

« Tu es moins le fils de ton père que le fils de ton époque. N’éduque pas tes enfants comme tu fus éduqué. »

Comme bien des femmes, elle est un vecteur de culture, plus solide pour la mémoire que le politique. Elle ne transmet que ce qu’elle trouve beau, que ce qu’elle aime. Le savon d’Alep (une véritable obsession) ou le goût des « kakebloz » aux pistaches, et on aimerait beaucoup goûter ses biscuits. Elle offre aux lecteurs d’ici de nouvelles appellations pour les joueurs du Canadien, l’équipe pour laquelle elle se passionnait (assez pour rater les coupes de cheveux de ses petits-enfants quand elle regardait les matchs). Habibi (mon chéri) pour quand ils gagnent, ya hmar (espèce d’âne) quand ils se plantent – je les retiens, celles-là.

Sans vouloir révéler un punch, parce que ça n’en est pas un de toute façon, j’ai été déçue sur le coup par la fin du roman. Ce n’est qu’en y réfléchissant après que, finalement, je l’ai trouvée parfaite. Comme Léa, nous n’aurons pas les réponses à toutes nos questions. Et la promesse d’un bel avenir repose peut-être sur quelques vides et quelques trous que les grands-mères refusent de remplir pour la suite du monde, dans un acte de générosité qui laissent à leurs petits-enfants de la place pour qu’ils puissent y ranger leurs propres souvenirs.

Pour tout dire, l’écriture de Manam m’a rappelé un peu celle de Dany Laferrière. S’il nous a donné un jour l’inoubliable Da, sa grand-mère, inscrite depuis au panthéon de nos personnages romanesques, Rima vient de nous offrir en cadeau sa Téta. La famille s’en trouve soudainement agrandie. Et le plus beau en littérature, c’est qu’il y a toujours de la place autour de la table.

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