Chronique

Un enfant à la fois

Ça a commencé modestement, l’automne dernier : Fanny Gendron voulait que chaque enfant de sa classe à l’école Saint-Vincent-Marie, à Montréal-Nord, reçoive un cadeau de Noël. Bon, OK, chaque enfant de sa classe et chaque enfant de la classe de Suzanne, en accueil, tant qu’à y être…

Vingt-cinq élèves, en tout.

Après tout, à l’ancienne école de Fanny, l’école Jules-Verne, le projet avait bien fonctionné et il fonctionne encore bien. Pourquoi ne pas répéter l’expérience à Saint-Vincent-Marie ?

L’idée, c’est que chaque enfant écrive une lettre à des lutins. Dans la lettre, les trois souhaits de l’enfant pour Noël. Dont les cadeaux qu’il espère, bien sûr, mais pas seulement…

Il fallait donc trouver 25 « lutins » qui accepteraient de faire un cadeau d’une valeur de 30 $ pour des enfants dont ils ne savent rien, sinon qu’ils fréquentent une école d’un quartier défavorisé et multiethnique du nord de Montréal…

Fanny a fait appel à trois de ses amis pour relayer le message sur les médias sociaux : Sébastien Fassier, Emmanuelle Brière (qui a pris les belles photos qui accompagnent cette chronique) et Elisabeth Moore-Laroche.

Après trois jours, 600 personnes, de partout au Québec, avaient répondu positivement à l’appel.

« Là, raconte Fanny, on s’est dit : “Mais on fait quoi ?!” On a décidé d’essayer d’avoir 780 cadeaux, pour les 780 élèves de l’école… »

Et c’est toute l’école qui s’est mobilisée pour le projet fou de Fanny. Il a fallu développer une infrastructure, si je puis dire, pour récolter tous ces cadeaux. Douze points de collecte ont été établis dans la région de Montréal… Et à Québec !

« À la fin, dit Fanny, on a reçu 1200 cadeaux. »

La gang-école de Saint-Vincent-Marie a donc pu refiler les cadeaux reçus en trop aux écoles Saint-Rémi, Adélard-Desrosiers, Sainte-Gertrude et Saint-Simon.

Fanny précise qu’ils ont reçu 1200 cadeaux qui ne proviennent pas de 1200 personnes : « Certains ont dit : “J’en prends dix !” D’autres, 20. Des gens en ont fait un projet, dans leurs milieux de travail… »

Et hier matin, c’était la distribution des 780 cadeaux à Saint-Vincent-Marie.

***

Je peux évidemment me tromper, mais je crois que l’école Saint-Vincent-Marie était l’endroit le plus magique à Montréal, hier matin.

D’abord, tout le monde était en pyjama. Les élèves, les profs, le personnel de soutien. Et ceux qui n’étaient pas en pyjama étaient déguisés en lutins.

Ensuite, eh bien, ensuite : 780 enfants ont reçu un cadeau. Disons qu’il y avait des rires hystériques, des cris de joie et bien du bonheur au centimètre carré…

Chaque boîte emballée venait avec une lettre personnalisée écrite par le lutin.

« Cher Giovanni, on remarque tout de suite que tu es un bon garçon qui aime rendre service… Tu aimes les autos et… »

Giovanni lisait sa lettre, patiemment, détachant chaque syllabe dans la classe de Fanny.

Et quand il a eu fini de lire, tout le monde dans la classe de cinquième – Andy, Kym, Néysha, Nerby, Anthony, Naima, Aalaya, et j’en passe – a scandé, en parlant de son paquet emballé : « Ouvre-le ! Ouvre-le ! Ouvre-le ! »

Giovanni était sûr qu’il allait recevoir une voiture, il en devinait déjà la couleur, ses amis aussi…

« Oh ! », a fait Giovanni : un petit drone !

Un hélicoptère pour Andy et quatre boîtes de Kraft Dinner parce qu’Andy aime VRAIMENT le Kraft Dinner. Kym a lâché un « OH, MY GOD » en recevant ses cartes Pokémon. Nerby a reçu des écouteurs Sony. Néysha aussi. Du vernis à ongles pour Naïma, ainsi qu’une énorme boîte de… chocolats Ferrero Rocher, parce que Naïma aime VRAIMENT ces chocolats-là.

Ce fut le tour d’Anthony. Quand il a ouvert la boîte, son visage a changé, comme quand on sourit de tout son visage, pas juste de la bouche, jusqu’aux oreilles, si vous voyez ce que je veux dire…

« UN FUSIL NERF ! »

Pendant qu’Anthony serrait la boîte Nerf contre lui, Fanny a demandé à Andy – celui qui avait reçu un hélico et du Kraft Dinner – s’il se souvenait qu’il avait exprimé un autre souhait, dans sa lettre au lutin…

« Hum…

— Tu as demandé un “bon travail” pour ta maman.

— Oui ! »

Fanny a tendu une boîte emballée à Andy.

« Le lutin a un cadeau pour ta maman.

— Je vais la chercher ! »

Sur ce, Andy s’est levé et il a bondi dans le couloir. Apparemment, sa maman s’en venait le chercher. Elle ne savait pas qu’elle aurait, en plus, un cadeau.

***

Des enfants ont donc demandé des boulots pour leurs parents.

Un garçon a demandé « une grande maison avec une piscine et une chambre pour moi tout seul ».

Une fillette a demandé que son père sorte de prison avant Noël.

Mais la plupart ont demandé des jouets, bien sûr : les enfants sont des enfants. 

L’école Saint-Vincent-Marie est l’école d’un quartier multiethnique et défavorisé. On devine des Noëls modestes, pour beaucoup.

Andrée-Anne, une enseignante de sixième – dont le chum a acheté 1000 cannes de Noël pour distribution dans l’école –, m’a cité les mots d’un de ses élèves, en recevant son cadeau : « C’est le plus beau jour de ma vie. »

On m’a présenté une autre prof en la taquinant – « Si vous l’aviez vue, il y a dix minutes. Elle pleurait ! » –, et en effet, elle avait encore les yeux rouges…

Je notais cela quand des cris stridents ont attiré mon attention, au loin, au bout du couloir… J’ai plissé les yeux : mon Dieu, est-ce…

Mais… Est-ce bien lui ?

Ben oui !

Le seul, l’unique père Noël, qui s’apprêtait à entrer dans une classe de maternelle, flanqué de lutins. Là, comprenez-vous, toujours à l’affût d’une exclusivité, tassez-vous de d’là, je me suis précipité, enjambant des chariots de poches rouges poussées par des lutins…

Ils chantaient Petit papa Noël quand je suis entré. Attentionné, père Noël a commencé à distribuer ses cadeaux, avec un petit mot pour tous les élèves : Nada, Isabelle, Youssef…

J’ai vu un ti-cul, je vous jure, transporter une boîte plus large que lui. Il marchait les bras en croix, la face collée par le cadeau qui ne tenait que par le bout de ses auriculaires… SON cadeau.

***

Écris que c’est vraiment un projet-école, m’a dit Fanny Gendron.

Et c’est bien vrai : tout le monde a embarqué, de Chantal la réceptionniste à Stéphane Gemme le directeur qui s’est pointé à l’école à quatre heures du matin, hier, en passant par les profs et tout le personnel.

Tout le monde a embarqué son petit réseau. Fanny était elle-même accompagnée de sa fille, de son chum, de son père, et sa mère aurait été là, n’eût été un pépin de santé…

« Ça nous a tous pris beaucoup d’énergie et de temps. Mais c’est tellement positif : je ne suis même pas fatiguée ! »

Dans l’école, sur Facebook, tout le monde a mis la main à la pâte, de la numérisation des lettres des enfants pour les envoyer aux lutins à l’entraide pour déposer les cadeaux aux points de chute…

« Pourquoi t’es prof, Fanny ?

— Oh, mon Dieu… »

Elle a pris une demi-seconde pour réfléchir. J’ai pensé que Fanny cherchait ses mots, mais quand ils sont sortis de sa bouche, j’ai compris qu’elle avait probablement juste eu peur d’avoir l’air grandiloquente…

« Pour changer le monde.

— Ça marche ?

— Oui. T’as vu B., dans ma classe ? L’an dernier, il était en désorganisation complète. Tu l’as vu, tantôt. Tu lui as parlé. Tu as vu comment il était ? »

Je me suis souvenu du garçon le mieux habillé de la classe, chemise noire lustrée et nœud papillon rose, gentil et poli.

« Tu as vu comme il était fonctionnel ?

— Oui.

— …

— Être prof, Fanny, c’est changer le monde ?

— Oui. Un enfant à la fois. »

J’ai demandé à Fanny d’aller voir la prof qui pleurait, je n’avais pas noté son nom. Fanny m’a traîné au deuxième, vers la classe de sixième année de Julie Cherrier. Ses élèves mangeaient en classe, leurs cadeaux à leurs pieds…

Julie est sortie dans le couloir pour me parler.

« Pourquoi vous avez pleuré, Julie ?

— On travaille dans un milieu défavorisé, on connaît la situation socioéconomique de chacun de nos élèves, et ils ont des difficultés d’apprentissage… »

Elle m’a alors parlé d’E., en me le montrant en train de manger sa pizza. Aux pieds d’E., une boîte contenant une piste de course.

« Il travaille tellement, tellement fort. Je sais que ses progrès viennent au prix d’efforts immenses… Et quand il a lu sa lettre, c’est comme si le lutin l’avait écrite juste pour lui ! Ça disait : “Je suis certain que tu es un bon petit garçon, que tu vas aller loin dans la vie, que tu vas faire de belles choses…” »

Mais ce qui a vraiment fait pleurer Julie, c’est justement qu’E. avait lu sa lettre : elle savait qu’en août, à la rentrée, il aurait été incapable de la lire, la lettre de son lutin…

Fanny et moi sommes redescendus, je suis allé chercher mon manteau dans le bureau du directeur. Andy attendait sa mère, à la réception, avec le cadeau qui lui était destiné.

« Y a quoi dans la boîte, Fanny ?

— Je sais pas.

— Sérieux ?

— Sérieux. Je ne sais pas.

— Le lutin a juste décidé de faire un cadeau à sa mère, en même temps, parce qu’elle cherche un travail ?

— Oui… »

Joyeux Noël, maman d’Andy.

Joyeux Noël, les ti-culs, les profs, les employés, les lutins et les amis de Saint-Vincent-Marie.

Joyeux Noël, hommes et femmes de bonne et de belle volonté. À lire les nouvelles, on pourrait croire que vous êtes une espèce en voie de disparition…

N’en croyez rien.

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