Femmes et littérature

L’universel n’a pas qu’un sexe

Dans les dernières décennies au Québec, les femmes ont investi le milieu littéraire de toutes les façons. Elles sont écrivaines, éditrices, professeures, critiques, en plus d’être souvent majoritaires dans les cours. Cette force est-elle représentée dans les livres mis au programme ? Rien n’est moins sûr. Martine Delvaux, écrivaine et professeure spécialisée en littérature des femmes à l’UQAM, nous raconte que les étudiantes comme les étudiants lui disent encore, en 2013, que si elle n’imposait pas des écrivaines dans ses cours, « on ne les lirait pas ». « C’est sûr que c’est un combat, dit-elle. Il y a un a priori par rapport à la littérature des femmes, qui est déconsidérée et sous-évaluée. J’ai déjà entendu qu’Annie Ernaux, Christine Angot ou Marguerite Duras, c’était de la merde. »

L’écrivaine Carole David a enseigné la littérature au cégep pendant les décennies 80 et 90. Elle en a entendu de toutes les couleurs, et son parti pris d’imposer des auteures lui a collé à la peau longtemps. « Je me souviens que lorsque j’ai mis à l’étude le Journal de la création de Nancy Huston, la réaction avait été très négative. Faire ça, c’était faire un geste, un ‟statement”. Tous les livres que j’ai mis à l’étude m’ont suivie pendant ma carrière. Pourtant, si je mets Balzac à l’étude, on ne va pas m’en parler toute ma vie ! »

« Je pense malheureusement que de nombreux collègues universitaires ont encore un ‟réflexe culturel de genre” et qu’ils sont ‟spontanément” plus enclins à enseigner et à valoriser des auteurs masculins, mieux connus d’eux et, un peu inconsciemment, plus intéressants à leurs yeux », estime pour sa part Chantal Théry, qui a été professeure de littérature à l’Université Laval. Aujourd’hui retraitée, elle n’en demeure pas moins active, puisqu’elle a dirigé le collectif Jeanne Lapointe, artisane de la révolution tranquille qui vient de paraître. « Je crois que les enseignantes ont, dans l’ensemble, le souci, lorsqu’elles abordent la littérature ou une thématique précise, de croiser les textes et les points de vue d’écrivains et d’écrivaines. Je crois que nous sommes culturellement moins ‟cloisonnées”, moins unisexes que nos collègues masculins, toutes disciplines confondues. »

Mélikah Abdelmoumen, qui fera paraître bientôt le roman Les désastrées, se moque gentiment de David Gilmour. « Il faudrait lui donner un coup de main, le pauvre. Lui faire des listes de lecture. Il rate quelque chose. Il souffre et il ne le sait pas… »

Les femmes, c’est trop intime

Pourquoi cette attitude de refus ? Toute sa vie, une lectrice lira autant de livres écrits par les hommes que par les femmes (souvent plus d’hommes), lira même « contre elle », comme l’a déjà écrit Nancy Huston, mais on craint spontanément que la littérature des femmes ennuie le jeune lecteur, puisqu’il ne s’y « reconnaîtra pas ». Les débats sur une écriture dite « féminine » sont infinis, mais il y a un réel problème de perception. « C’est comme si ça allait de soi pour les gars qu’ils sont exclus de cette littérature alors que les filles lisent des écrivains pendant toute la durée de leurs cours, note Martine Delvaux. Je dirais que, rapidement, on met tous les écrits de femmes, surtout en littérature contemporaine, dans la littérature de l’intime. Ça revient à cette idée que les femmes ne racontent pas de grandes histoires, qu’elles ne peuvent représenter autre chose que leur combat. C’est comme si on représentait toujours notre sexe, et si on a le malheur de parler de nous, ça ne concerne que nous. C’est complètement ridicule. Comment se fait-il que je puisse être interpellée par l’œuvre de Philip Roth et me sentir touchée lorsqu’il parle de dysfonction érectile ? »

L’écrivaine Melikah Abdelmounen a vécu personnellement un épisode absurde lors d’une entrevue pour un précédent roman, Alia. Elle était face à un écrivain qui avait publié une autofiction sur sa peine amoureuse, mais c’est à elle que l’interviewer a demandé :  «  Vous ne craignez pas d’ennuyer vos lecteurs avec votre vie personnelle ? » « Je n’en revenais pas ! raconte-t-elle.

« Dans mon cas, c’était une fiction, il a fallu que j’explique que ce n’est pas parce que c’était écrit au ‟je” que c’est autobiographique. Il avait tout à fait le droit de ne pas aimer mon livre, mais c’est à celui qui a écrit un récit autobiographique qu’il disait : ‟C’est tellement universel, ce que vous avez écrit !” Donc une femme, même quand elle ne fait pas dans l’intime, est réduite à l’intime. On n’en sort pas. »

Voilà bien le problème. Les femmes, ce n’est pas universel, ce qu’elles écrivent. « Il y aurait les grands sujets et les petits sujets, les vraies choses et les choses secondaires, note Carole David. La guerre, c’est un grand sujet. La maternité, un petit sujet. C’est qu’en partant, l’histoire de la littérature est biaisée. La littérature est vue d’une certaine manière dans le principe d’historicité et les figures majeures ne sont pas des femmes, qui ont été écartées dans cette histoire. C’est une conception complètement dépassée. »

Rien d’étonnant à ce que les études féministes soient nées dans les départements de littérature, sous bon nombre de railleries, et aussi un doute : le féminisme ghettoïse-t-il la littérature des femmes ? « On ne la ghettoïse pas, on la rend visible, répond Martine Delvaux. Sans cela, on ne la lirait pas ! C’est comme pour la littérature québécoise ; autrefois, on ne l’enseignait pas. Il faut défaire les préjugés, et les filles comme les gars en ont tout autant, elles ne lisent pas mieux ou autrement que leurs collègues masculins, elles ont entendu les mêmes choses. »

« Le féminisme – mais il y a plusieurs courants féministes – ne peut avoir nui ni à la culture générale ni à la juste valorisation des écrivaines et des intellectuelles au fil des siècles, qui sont encore trop méconnues ou trop peu reconnues, croit Chantal Théry. Je suis souvent en colère de voir que des penseuses remarquables sont souvent récupérées sans être citées, comme Hannah Arendt, par exemple. Les hommes se citent plus volontiers entre eux et traitent souvent de sujets ‟d’hommes”, plus ‟sérieux”. »

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