Chronique

Des diapositives

à Instagram

Une fois par été, mes parents rendent visite à leurs amis Roger et Françoise St-Pierre. Et comme j’ai 7 ans, quand mes parents font quelque chose, je le fais aussi. Mon grand frère peut se promener à vélo avec ses chums, ma grande sœur peut aller à son cours de ballet, mais moi, faut que je suive. C’est le destin du petit dernier.

Les St-Pierre habitent à Laval. C’est loin, Laval, à la fin des années 60. C’est presque un voyage. Ma mère a même fait un petit pique-nique pour la route, mais comme mon père ne veut jamais s’arrêter, on l’a mangé en roulant.

Il fait super beau. Je bois ma limonade pendant que les adultes jasent. J’ai apporté mon gant de baseball et une balle de tennis. On n’est jamais seul quand on a un gant de baseball et une balle de tennis. Les St-Pierre ont une grande cour, je me lance des chandelles que j’attrape une fois sur deux.

Ça jase des Expos, de Trudeau et du film Zorba le Grec, qui est passé à la télé hier. Roger est fan d’Anthony Quinn : « Y s’en fait pus, des vrais hommes comme lui, à part moi ! » Mon père fait : « Hum… Hum ! » Roger ajoute : « Et toi, Bertrand ! » Mon père ne parle pas beaucoup, mais il sait se faire respecter.

Tout le monde, à part moi, est rendu à son deuxième Cinzano, quand Roger dit : « Voulez-vous voir nos photos de voyage ? » Sa femme et lui sont allés au Mexique, le mois dernier. Ma mère répond oui, bien sûr. Personne ne s’est jamais fait répondre non à une telle question, même si plusieurs y ont sûrement déjà pensé.

« Venez dans le sous-sol. » Bizarre… Chez nous, quand on montre nos photos de voyage, c’est pas compliqué. Ma mère arrive avec son enveloppe de chez Direct Film. On sort le paquet de photos, et on les passe, une par une, rapidement. En cinq minutes, c’est réglé. Ce n’est pas ainsi chez les St-Pierre.

Nous voilà, tous assis dans un divan qui fait face à un immense écran blanc. Roger ferme les rideaux et les lumières. C’est fou comme il peut faire noir en plein jour, dans un sous-sol de Laval. Il prend son carrousel et le dépose sur le projecteur. Soudain, un immense Roger apparaît sur l’écran avec un sombrero sur la tête : « Ça, c’est moi à l’aéroport. » C’est mon premier diaporama à vie. Je suis fasciné. Ce qui me fascine, ce ne sont pas tant les images d’Acapulco, mais la lumière et le bruit que l’appareil fait quand on passe d’une diapositive à l’autre. Clic, clic ! Clic, clic !

On est rendus seulement à la deuxième journée du voyage, mon père dort. Heureusement qu’il fait noir. Pourvu qu’il ne ronfle pas. Ma mère s’extasie à chaque diapositive. Ça va la mettre en forme.

Acapulco terminé, place maintenant au carrousel des vacances à Old Orchard. Une diapositive reste prise dans le mécanisme. Roger va chercher un couteau pour la déloger. Pendant ce temps, je m’empare du carrousel du voyage au Mexique. Je regarde les diapositives dans mes mains. C’est fragile. Des souvenirs en transparence.

Ce bel après-midi de juillet s’est passé dans le noir. À écouter Roger nous décrire exactement ce qu’il y a sur la photo : « Ça, c’est moi pis Françoise devant le motel. Clic, clic ! Ça, c’est moi avec un cornet de crème glacée. Clic, clic ! Celle-là… Attends un peu, ’est à l’envers, c’est moi avec un Mexicain, mais à l’envers. Clic, clic ! Ça, c’est mes pieds dans le sable… » Et ma mère avec ses oh ! et ses ah ! Après Acapulco, Old Orchard, la veille de Noël et l’achat de la Buick, mon père s’est finalement réveillé : « Roger, faut qu’on y aille avant le trafic. » On a beau être un samedi durant les vacances de la construction, pour mon père, il y a toujours du trafic.

On sort dehors, ça fait mal aux yeux. La réalité est éblouissante après avoir passé trois heures dans la pénombre des souvenirs.

Dans la voiture, je demande si on va faire des diapositives avec les photos de nos prochaines vacances, mon père répond : « Non, c’est trop de trouble. » Mon père était en avance sur son temps.

Monsieur St-Pierre s’en était donné, du trouble. Placer une par une les diapositives dans le carrousel, en les mettant à l’envers pour qu’elles soient à l’endroit, descendre l’écran, commenter chacune des projections. Tout ça pour se voir en grand. En format géant.

Aujourd’hui, nos souvenirs sont format Instagram. Un petit carré gros comme un paquet d’allumettes.

Plus besoin de réunir les gens dans son sous-sol pour les voir. Quelques secondes après que la photo est prise, elle est projetée sur tous les murs Facebook de nos amis. Avec un petit commentaire rigolo en dessous. Les amis écrivent des oh ! et des ah ! Tout se passe sans que personne ait besoin de se voir. À l’instant même où on le vit.

C’est pas mieux, c’est pas pire. Avant, on regardait un écran géant, maintenant, on rapproche le téléphone cellulaire de son nez. Le souvenir n’a pas rapetissé, seulement notre façon de le contempler.

Durant les prochains jours, des milliers de photos de vacances vont apparaître sur les médias sociaux. Les années passent, mais le désir de montrer ses souvenirs de voyage reste le même. Parce qu’un bonheur éphémère continue d’exister lorsqu’il est partagé.

Lorsque monsieur St-Pierre mettait son carrousel sur son projecteur, il avait le même sourire que celui sur la plage d’Acapulco. Vive les photos !

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