Il était une fois

Un homme et son peuple

Il était une fois le jour qui commençait à peine à penser à se lever, à Saint-Jean-de-Matha. Juste avant 4 h du matin, juste avant vigiles, la première des sept prières quotidiennes des moines de l’abbaye Val Notre-Dame.

Quelques minutes auparavant, les cloches appelant les moines à la prière m’avaient réveillé, dans la petite chambre de l’hôtellerie du monastère où je dormais.

Je suis entré dans l’église. Il fallait plisser les yeux pour voir la montagne, au loin, à travers l’immense baie vitrée surplombant le chœur. Le seul bruit qui chiffonnait le silence était celui des pas des moines qui entraient dans l’église, dans leurs soutanes blanches.

Ce sont les anciens moines d’Oka. En 2009, ils ont quitté la Trappe d’Oka, où ils cherchaient Dieu en retrait du monde et en accord avec la Règle de saint Benoît depuis 1881.

C’est ici, à l’ombre de la montagne Coupée, au val Notre-Dame, que la communauté d’une trentaine de moines a fait construire un nouveau monastère, absolument magnifique. C’est ici que les frères de l’Ordre cistercien de la stricte observance vivent en quasi-autarcie, dans un quasi-silence.

La lumière de l’église s’est allumée. Les frères ont commencé à chanter. Puis, frère Bruno s’est levé et a commencé à lire un extrait de l’Évangile. « Mais Samuel dit au peuple : "Oui, vous avez créé tout ce mal. Seulement, ne vous écartez pas de Yahvé et servez-le de tout votre cœur"… »

Les moines ont deux maîtres. La Règle, celle de saint Benoît, réformée en 1098. Et celle de l’abbé, qui interprète cette Règle dans un monastère.

Le père abbé, ici, c’est frère André (Barbeau), et il était là, dans le chœur, assis parmi ses frères, sous un bâton de pèlerin. Celui avec la barbe blanche.

***

Il y a quatre ans et demi, j’avais interviewé le frère André pour Les francs-tireurs, à Oka. Pour la première fois en 127 ans, la communauté était pressée : les moines préparaient leur déménagement vers le val Notre-Dame…

Nous avions eu un échange sur la vie des moines, qui sont confinés à l’abbaye, à prier et à travailler de leurs mains, en retrait d’un monde qui s’accélère…

— Le tumulte du monde vous atteint-il, père abbé ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?, m’avait-il répondu.

— Euh, eh bien, de nos jours, avec le Net, on peut tout savoir...

Le père abbé m’avait regardé, sourire en coin, pour aplatir mes certitudes, imitant mon « tout » :

— Vraiment ? On peut tout savoir, de nos jours ?

Bref, je l’avais aimé tout de suite. Je l’ai retrouvé à Saint-Jean-de-Matha aussi en verve qu’en cet hiver 2009, avec le même sourire en coin et la même poignée de main solide.

Sur le déménagement : « Il y avait des motifs économiques, mais aussi un désir de retrouver plus de solitude. »

Sur ces gens qui viennent séjourner ici pour trouver l’oreille d’un moine : « Quand on parle, ça permet d’évacuer ce qui bout, pour entendre vraiment ce qu’on vit. »

Sur la vie de moine : « Ceux qui tiennent dans la vie monastique, c’est parce qu’ils aiment : ils aiment Dieu, ils aiment les frères, ils aiment le lieu… »

Ça faisait 15 minutes que nous parlions de tout et de rien quand ça m’a frappé. Le père abbé ne m’avait pas parlé de Dieu, ou presque. Un bien mauvais porte-parole pour son Église, en fait…

« J’ai la chance d’avoir eu des parents qui n’étaient pas pratiquants. C’est extraordinaire, car mon père et ma mère, je ne les ai jamais vus à l’église. Et ça m’a beaucoup aidé. Si je suis ce que je suis aujourd’hui, c’est qu’ils pratiquaient pas mal d’autres choses que la religion catholique. Ils m’ont aimé et ils m’ont transmis cet amour-là, un amour qui vaut mieux que la vie. Qui est plus intéressant que la vie. Et ça, c’est ma force. »

Le père abbé s’est mis à parler des Québécois, « un peuple contemplatif », peut-être à cause de l’hiver, cet hiver qui ne nous ramène pas à l’intérieur qu’au sens propre, mais spirituellement, aussi.

« On est capables de profondeur, d’une vie de contemplation, on est capables de s’ouvrir à ce qui est beau… »

Je lui ai fait remarquer qu’il ne semblait pas revanchard face aux Québécois qui ont divorcé de l’Église, de son Église…

La réponse a fusé, ferme, sans sourire en coin cette fois-ci :

— J’aime mon peuple. Je crois profondément dans mon peuple, comme je crois profondément dans mon Église. Je ne sais pas de quoi va être fait demain, mais j’ai envie d’être partie prenante de la solution et de l’avenir de mon peuple et de mon Église…

— Même si ce peuple s’est éloigné de ce Dieu qui est le centre de votre vie ?

— Le centre de ma vie, c’est le Dieu qui aime les gens. Un Dieu de don et de pardon, et dans mon peuple, je retrouve ces éléments-là. Pour moi, c’est suffisant.

***

Je ne crois pas en ce Dieu qui illumine la vie du moine Barbeau. Il s’en fiche.

— Qu’est-ce qui fait qu’on est capables d’aller plus loin ?

— D’après vous ? ai-je répondu.

— C’est moi qui pose la question.

— Vous ne voyez pas en moi quelqu’un qui croit ou qui ne croit pas.

— Ce n’est pas ça, ma priorité…

***

Les cloches ont commencé à sonner. L’heure de complies, dernier office de la journée, à 19 h 30, approchait. Les moines ont commencé à converger vers l’église.

Pendant complies, je regardais le frère André, sous le bâton du pèlerin, alors que le soleil commençait à tomber sur la montagne.

Je me suis dit que cette foi-là, cette foi qu’on ne promène pas dans un Hummer, était d’une beauté éclatante.

Je me suis dit que si le visage de l’Église au Québec ressemblait plus à celui du frère André qu’à celui du cardinal Ouellet, cette Église-là serait peut-être un peu plus aimée…

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.