Opinion Isabelle Picard

L’anodin monsieur C

C’est à toi que je parle mon amie, ma grand-mère, mon oncle, mon père. À toi qui s’est fait annoncer un beau matin d’avril que monsieur C a fait sa maison quelque part à l’intérieur de toi, parfois un petit logement de deux pièces, parfois une cathédrale qui s’étendait bien au-delà de son territoire original.

Je parle du mot avec le C majuscule, celui qu’on ose à peine prononcer. Dans ma famille, le cancer est si commun que je n’y voyais sans doute qu’un contretemps, une petite bataille que la vie mettait sur ma route. « Tu t’en relèveras, t’es fait fort. Tu fais attention. Et puis, la science avance tellement vite ! » « Elle peut quand même travailler, c’est pas si pire. »

Quelles conneries ! Maintenant, je sais. Je m’excuse.

Un matin, cet été, ç’a été à mon tour d’entendre ce mot. Monsieur C avait bâti sa demeure à l’intérieur de moi.

Je ne m’y attendais pas. On m’avait dit que ce serait très surprenant. Un truc de moins de 1 % des risques. À ce compte, j’aurais aimé mieux gagner au loto.

J’étais tellement certaine que ce n’était rien que j’avais marché les trois kilomètres qui me séparent de l’hôpital ma musique dans les oreilles en me disant qu’aller-retour, ça me ferait une belle promenade. On a appelé mon nom. Le médecin m’a fait asseoir et a rempli de la paperasse en silence devant moi pendant de longues minutes.

« Bon, c’est ce que je pensais. C’est une tumeur.

— Hein ? Mais vous aviez dit que…

— Je ne peux rien te dire de plus parce que la pathologie a mal été effectuée. On n’en sait pas plus. Je ne suis pas tellement de bonne humeur.

— Hein ?

— On va sûrement te refaire un examen dans trois mois pour voir l’évolution.

— Hein ?

— Je vais te faire voir un chirurgien spécialisé dans ce type de tumeur. »

C’était tout.

J’ai versé une larme à chaque pas qui me ramenait à la maison, comme ça, devant tout le monde. Monsieur C, ce jour-là, avait foutu ma vie en l’air. Et je ne savais même pas contre quel type d’adversaire je devrais me battre.

Puis mon rendez-vous avec le chirurgien a été remis à trois reprises. Au dernier report du rendez-vous qui devait être le vendredi avant l’Action de grâce, j’ai perdu patience. « Il vient de réaliser que c’est l’Action de grâce lundi et il veut un long week-end pour aller jouer au golf ? » Je sais, ce n’est pas très édifiant. Je n’en suis pas très fière.

J’ai alors entrepris des démarches pour me faire traiter dans un autre hôpital. Heureusement, je connais un merveilleux chirurgien qui a accepté de regarder mon cas.

« Non, non, on va te réopérer le plus tôt possible pour avoir le fin mot de l’histoire. »

Jamais été aussi heureuse de me faire opérer.

Et puis la crainte s’est installée. Plus fort cette fois. Et là, j’ai eu beaucoup de temps pour penser à vous. Et au système. Et à l’attente. Cette maudite attente qui vous ronge un peu plus chaque minute. Neuf semaines pour le premier examen. C’est la norme. Cinq à six semaines pour l’analyse. C’est la norme. Une saison. Deux dans mon cas vu l’erreur. Davantage si je n’étais pas intervenue. C’est peut-être la norme, mais ce n’est pas normal.

C’est inhumain. Je ne peux pas croire qu’on ne puisse pas faire mieux comme société. On aime peut-être mieux parler de coton ouaté, après tout.

Ce matin, j’ai eu mes résultats. Monsieur C n’aura bâti qu’un petit studio chez moi, studio détruit par le scalpel, emporté. Je suis chanceuse. J’ai pleuré de joie. Puis j’ai pensé à vous. À ceux qui se sont battus, qui se battent et qui se battront. Ceux qui attendent de sentir à nouveau la douce brise sur leur peau et le soleil sur leur visage. C’est injuste, je vous entends. Surtout si on sait qu’on peut faire mieux. Et ça, on le sait. Ou on devrait le savoir.

Certaines choses me paraissent plus futiles ce matin. Les chagrins d’amour, les détours dans Montréal, les deadlines qui peuvent attendre, les débats publics des dernières semaines. La vie est plus importante. L’amour aussi.

Dorénavant, mes amis, je serai là pour ça aussi. Si vous avez besoin d’aller prendre un café, de parler de ça ou de tout sauf de ça. Il m’aura peut-être fallu du temps, mais j’ai compris.

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