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Départ en fanfare pour Mãn en France

Paris

 — Kim Thuy a été accueillie par une critique de Pivot. Elle séduit ses interlocuteurs. Et elle a signé 300 exemplaires de son plus récent livre au festival Étonnants voyageurs de Saint-Malo.

Kim Thuy n’est pas la seule au monde à avoir connu le malheur et la persécution politique : les réfugiés et les victimes de la guerre ne manquent toujours pas sur les divers continents. Il n’en reste pas moins que d’avoir vécu à 10 ans l’odyssée des boat people vietnamiens, côtoyé la mort et l’horreur, reste une aventure singulière.

Un passage initiatique qu’elle commente aujourd’hui avec un mélange de fascination et de détachement : « D’ailleurs, dit-elle, je ne comprends pas tout à fait ce que j’écris et ce que je vis… » Comme si les multiples vies qu’elle a déjà vécues à 44 ans – immigrante à Granby, diplômée de linguistique puis de droit, avocate d’affaires, restauratrice – l’épataient elle-même : « Après cette traversée en mer de Chine, constate-t-elle sur le mode ironique, je suis devenue IN-TUABLE ! Dans ce camp de réfugiés en Malaisie, ma mère s’inquiétait de ma bonne humeur : je voyais la vie en rose, les murs reculaient devant moi ! »

Nous voilà, mercredi dernier, à la bibliothèque Gaston-Miron – l’ancienne bibliothèque de la Délégation générale du Québec, aujourd’hui installée dans les locaux de l’Université de Censier, dans un coin excentré du Ve arrondissement de Paris.

Le directeur des pages culture du quotidien La Croix, Jean-Claude Raspiengeas, fait office de modérateur. À vrai dire, il n’a pas beaucoup à intervenir, car la vedette de la soirée démarre au quart de tour, dans le désordre.

On se retrouve dans ce camp de réfugiés où, dit-elle, « je rêvais continuellement d’être constipée pour éviter d’aller aux latrines. Par la suite, je n’ai plus eu le temps de rêver. » Elle raconte comment le hasard les a conduits au Québec : « Nous n’en connaissions rien. Ma mère se demandait comment on arriverait à vivre dans des igloos… »

L’instant d’après, elle s’interroge sur son usage des langues : « Jusqu’à 10 ans, je ne parlais que vietnamien, et d’ailleurs, spontanément, je compte toujours dans cette langue. Par la suite, comme avocate, j’ai travaillé en anglais et je suis devenue très dure dans cette langue, y compris au chapitre des gros mots. Mais pour moi, la langue de la réflexion et de l’émotion, ce n’est ni le vietnamien ni l’anglais, mais le français. Je peux passer des heures à chercher des mots dans le dictionnaire. Longtemps je me suis demandé pourquoi rebelle ne voulait pas dire redevenue belle… »

Un symbole

À 21 h, cela fait 90 minutes qu’elle saute d’un sujet à un autre – ses accrochages la nuit en voiture, la « pureté » des pays où le sang n’a pas coulé… – et cela pourrait durer deux heures de plus. Mais il faut arrêter, signer une douzaine de livres. Et repartir en vitesse, car son emploi du temps est chargé : importantes interviews...

En fait, Kim Thuy arrivait ce mercredi-là … de Copenhague, où elle avait fait halte pour la sortie de Ru en danois. Cette traduction s’ajoute à une liste de quelque 20 pays. En Italie, on lui a donné un prix spécial pour sa contribution à la question de l’immigration (réussie). En Suède, l’ambassadeur du Canada lui a organisé une rencontre avec des journalistes sur le même thème. Dans plusieurs pays européens, elle est devenue, un peu comme au Québec, un symbole vivant de l’expérience de l’immigration.

Cinq jours après la sortie de Mãn en librairie, le vénérable Bernard Pivot, entre autres compliments, l’encensait dans le Journal du dimanche du 12 mai : « Son roman est une séduisante interrogation sur ce que l’exilé emporte de son pays natal et ce qu’il s’approprie de son pays d’adoption. » Une critique valant consécration.

Nul ne sait ce que sera la carrière de ce deuxième livre en France. Surtout après le succès phénoménal de Ru, dont entre 60 000 et 80 000 exemplaires ont été vendus. Triomphe sans lendemain ? En une semaine, Mãn a déjà obtenu une série impressionnante de médias, on attend Elle, sans doute Le Monde et le Nouvel Observateur. La maison d’édition Liana Lévi a fait un premier tirage de 20 000 exemplaires – ce qui est énorme.

Le triomphe n’est jamais assuré, mais cela ressemble à un départ en fanfare.

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