CHRONIQUE

Quand Michèle Ouimet se raconte

Michèle Ouimet a vu venter. Pendant 25 ans, comme reporter, elle a parcouru les zones les plus dangereuses de la planète. Elle y a vu son lot d’horreurs.

Comment faites-vous pour rester intacte après avoir vu autant de souffrance ? lui a demandé un jour un lecteur.

« Ma réponse est simple, je ne suis pas restée intacte », écrit-elle dans Partir pour raconter (Boréal), le passionnant récit de sa carrière de grande reporter internationale.

Michèle Ouimet, qui a pris sa retraite l’an dernier, n’est peut-être pas restée intacte. Mais certaines choses ne changent pas, me suis-je dit en la retrouvant en pleine forme dans un café de l’avenue du Parc, vendredi matin. Dehors, c’était la tempête. Un vent furieux soufflait. Des arbres centenaires avaient été déracinés. Michèle revenait de sa séance de natation matinale. Et même s’il y avait « un peu » de vent, elle avait jugé bon se rendre à la piscine… en bicyclette. Le trajet à vélo a été plus ardu que la séance de natation. Mais bon, connaissant Michèle qui, pendant des années, se rendait en vélo à La Presse même en pleine tempête de neige, ce n’est certainement pas une « petite » tempête qui allait faire dévier ses plans.

Cette femme a vu venter, disais-je. Inspirée par le regretté Pierre Nadeau, pour qui elle a travaillé à ses débuts, elle a couvert des guerres, des révolutions et des désastres naturels. Tout au long de sa carrière, elle s’est démarquée par son courage et des reportages de grande qualité, couronnés de nombreux prix, dont le prix Michener pour une enquête sur les talibans en Afghanistan. Ce n’est pas pour rien que la Fédération professionnelle des journalistes du Québec lui remettra le 16 novembre le très prestigieux prix Judith-Jasmin Hommage 2019.

Loin d’être un récit de ses exploits – ce n’est pas le genre de Michèle de jouer à l’héroïne même si elle serait en droit de le faire –, Partir pour raconter nous emmène dans les coulisses du métier. J’ai eu l’impression en le lisant que Michèle soulevait devant nous la carapace amochée qu’elle s’est forgée en près de 30 ans à La Presse. Elle nous parle du prix à payer pour faire ce métier. Un prix physique, avec la pression, le stress, les gilets pare-balles et les sacs à dos qui vous scient le dos… Mais aussi un prix pour l’âme.

« À force de voir des horreurs, au début, je pensais naïvement que j’allais m’endurcir. »

— Michèle Ouimet

C’est tout le contraire qui s’est passé, raconte-t-elle. Au Rwanda, en 1994, lorsqu’elle a vu des centaines de cadavres qui pourrissaient au soleil, elle a senti son âme se fissurer. Au fil du temps, les fissures sont devenues un « trou béant ». « Je suis devenue fragile. J’avais les larmes aux yeux. Tu sais, quand ça fait 15 camps de réfugiés que tu vois… Des familles, des enfants… Quatre-vingt-dix pour cent des gens font des dépressions. Ils ne savent pas s’ils vont rester là 6 mois, 5 ans, 10 ans. Ils n’ont rien, c’est le dépouillement complet. Ils ont perdu leur maison, qui a été bombardée. Les enfants ne vont pas à l’école. Ils sont malades. Ils ont la diarrhée. Il y a huit toilettes pour 2000 personnes. Ça, ça finit par te rentrer dedans. »

Ce qui bouleverse le plus, ce ne sont pas tant les morts que les vivants. Les cadavres, oui, bien sûr, c’est traumatisant. Mais le pire, c’est de voir l’effet de la guerre et de la folie des hommes sur la vie des gens.

Le conflit le plus crève-cœur pour elle demeure la Syrie. L’expérience aidant, elle n’y a pas ressenti du désarroi comme au Rwanda, mais de la colère. Une colère dirigée contre Bachar al-Assad et les djihadistes, mais aussi contre monsieur et madame Tout-le-Monde qui haussent les épaules avec indifférence. Comment peut-on rester indifférent face à cette guerre qui s’éternise ? À ceux qui disent : « Ah, non ! Moi, je n’écoute pas les nouvelles, c’est trop dur », elle répond : « Forcez-vous un petit peu ! »

Michèle dit qu’elle s’est fragilisée avec le temps. Mais je lui soumets au contraire que la colère qu’elle a sentie monter en elle avec le temps n’est possible que parce qu’elle était plus forte. Du Rwanda, elle était rentrée l’âme en miettes. Un état qui ne laisse pas de place à l’indignation.

« Le Rwanda, je n’étais pas prête. Même sur le plan logistique. J’étais désorganisée, je n’avais pas de fixer ! Mais est-ce qu’on est jamais prêt à voir ces choses-là ? »

— Michèle Ouimet

***

Une des grandes qualités de Michèle Ouimet comme journaliste, c’est son absence totale de complaisance devant ses sujets. Dans Partir pour raconter, elle se sert sa propre médecine, si je puis dire, en refusant tout regard complaisant sur elle-même. Elle donne la parole à sa fille Sophie et à son chum André, qui mouraient d’inquiétude chaque fois qu’elle partait en reportage. Sophie, aujourd’hui elle-même journaliste à La Presse, qui, dès 3 ans, se rappelle avoir ressenti de la tristesse et un sentiment d’abandon lorsqu’elle a vu sa mère partir en Irlande du Nord. À 12 ans, quand elle a vu sa mère boucler sa valise pour le Rwanda, elle se souvient d’avoir été fâchée. Ça ne s’est pas arrangé avec le temps et les nombreux reportages en zones dangereuses qui ont suivi.

Aujourd’hui, Sophie avoue franchement à sa mère qu’elle trouve « égoïste » de sa part de lui avoir imposé ce stress. Je demande à Michèle comment elle a reçu ces reproches. Pour son chum, elle savait déjà. Ils en avaient souvent parlé. Mis bout à bout, ses voyages sur 25 ans sont l’équivalent de trois ans d’absence.

« Ma surprise, ç’a été plus Sophie. Elle me l’avait déjà dit : c’est la mère qui doit s’inquiéter pour son enfant. Pas le contraire… »

— Michèle Ouimet

Il lui a fallu admettre que sa fille n’avait pas tout à fait tort. « C’est vrai que quelque part, il y a quelque chose de très égoïste dans ce métier. C’est juste toi qui comptes, ton deadline, tes préoccupations, ton stress. Tu n’as pas de temps pour les autres. Il y a quelque chose d’égoïste à dire : moi, je pars. Et arrangez-vous avec vos angoisses. »

Et si c’était à refaire ? « Je le referais ! » répond-elle sans hésitation. « La seule chose qui était non négociable avec André et Sophie, c’était ça : quand je pars, je pars. Et ce n’était pas facile ! »

***

Je manque d’espace ici pour vous parler de tout ce qui m’a à la fois fascinée et touchée dans le récit de Michèle Ouimet. Pour avoir eu le privilège de la côtoyer pendant 20 ans à La Presse, je connaissais déjà de grands pans de son histoire. Ce qui ne m’a pas empêchée d’apprécier ce récit qui nous emmène du Rwanda à l’Arabie saoudite en passant par l’Iran, le Pakistan, l’Afghanistan, la Syrie, le Liban, le Mali et l’Égypte. Michèle raconte tantôt avec humour, tantôt avec émotion, des aspects méconnus du métier. Ce que c’était, à ses débuts, d’être une jeune femme journaliste dans un monde d’hommes. Les avantages parfois insoupçonnés d’être une femme reporter. La solidarité et la camaraderie avec les compagnons de danger. L’urgence de régler ses comptes avec la peur – victime d’une agression à 21 ans, Michèle ne voulait en aucun cas laisser les deux salauds qui l’ont violée l’empêcher de vivre sa vie. La façon dont les reportages sur le terrain bousculent nos certitudes – même quand on est féministe et athée et que l’on n’aime ni le voile ni les religions. L’importance pour les journalistes d’aller sur le terrain et de raconter, encore et toujours. Pour rendre à chacun sa part d’humanité.

***

Lorsque Michèle a pris sa retraite, au printemps 2018, j’avais écrit une chronique pour souligner son départ.

À ma grande surprise, la chronique avait suscité une fronde de tricoteuses qui me reprochaient de les mépriser. J’avais dit à Michèle : « Tu ne t’en vas quand même pas tricoter… » Elle m’avait répondu qu’elle aimait tricoter, ce qui m’avait étonnée. Dans mon esprit, être reporter de guerre en Afghanistan et tricoter, ça ne va pas ensemble. Mais j’avais tort.

Mes sincères excuses aux tricoteuses qui ont interprété mon étonnement comme du mépris. C’était davantage de l’ignorance. Il faudra que je m’y mette un jour. Mais je sais déjà que je ne choisirai pas Michèle comme prof. Car lorsque je lui ai demandé où elle en était dans son tricot, elle m’a avoué que son projet de tricoter des bas en mohair pour Sophie, qui est frileuse, n’a pas été un grand succès. « J’ai fait tout le haut du bas. J’ai bloqué dans le talon. C’était tout croche. Ça ne marchait plus. Ça fait un an que je n’y ai pas touché. »

Alors qu’elle était à Paris, Michèle a même demandé de l’aide à une maître tricoteuse qui semblait trouver que ce haut de chaussette était une cause perdue.

Bref, Sophie, à ta place, j’irais m’acheter des bas.

Partir pour raconter, de Michèle Ouimet, les Éditions du Boréal, 289 pages, en librairie aujourd’hui.

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