Chronique

Valeurs variables…

Cet automne, pour protester contre la Charte des valeurs québécoises, le musicien et compositeur Socalled prévoit monter sur scène avec une immense étoile de David autour du cou et peut-être un hijab sur la tête. C’est son droit le plus strict.

Mais quel est le rapport ? Rien dans la Charte n’interdit aux artistes de scène de s’accoutrer comme bon leur semble. Rien ne leur interdit d’être voilés, maquillés, la tête couverte d’un panache d’orignal ou d’un sac en papier.

En réalité, le geste qu’anticipe de faire Socalled traduit bien la confusion qui règne dans le monde culturel à l’égard de la Charte, mais surtout de l’épineuse question du voile qui divise les artistes.

Pour le reportage à ce sujet, l’équipe des Arts de La Presse a pris contact avec de nombreux noms connus. L’idée de base était d’avoir un éventail de témoignages chez les artistes québécois, toutes origines confondues. 

Or, surprise, la plupart des artistes nés ici et dits de souche n’ont pas voulu se mêler du débat. Une comédienne opiniâtre qui n’a jamais peur de prendre position s’est dite trop émotive. Un cinéaste habituellement volubile a trouvé la question trop complexe et a préféré se désister.

Le membre d’un groupe populaire et engagé s’est dit prêt à participer au débat avant de changer d’avis sans donner de raison. Quant aux humoristes, les trois joints par l’équipe ont opposé une fin de non-recevoir à notre demande.

Les artistes québécois ont longtemps été les alliés naturels du Parti québécois pour cause de souveraineté et de combat identitaire. Mais la Charte des valeurs québécoises a fait voler en éclats cette belle amitié et divisé les camps comme jamais.

Devant ceux qui refusent de s’engager dans le débat, il y a désormais ceux qui y plongent avec véhémence, s’opposant à la Charte à travers la pétition « Pour un Québec inclusif ».

Ceux-là ne sont pas n’importe qui. Ils ont pour nom Richard Desjardins, Dan Bigras, Michel Rivard, la comédienne Marie Brassard et le cinéaste Hugo Latulippe. 

Contre eux et en appui à la Charte, ceux du Rassemblement pour la laïcité, une nouvelle coalition qui a vu le jour cette semaine, comptent aussi dans leurs rangs quelques grandes pointures comme Paul Piché, le cinéaste Bernard Émond, les écrivains Jacques Godbout, Pierre Graveline et les comédiens Patricia Tulasne et Pierre Chagnon. 

De part et d’autre, les valeurs sont à géométrie variable, mais les positions, elles, sont irréconciliables.

Les artistes nés de parents immigrants ou nouvellement arrivés sont, à cet égard, moins divisés. Ceux que La Presse a joints ont tous accepté de se prononcer… contre la Charte. Tous à l’exception des humoristes Nabila Ben Youssef et Boucar Diouf qui a grandi au Sénégal dans une famille musulmane où les femmes n’étaient pas voilées. 

La position de Boucar sur la laïcité est on ne peut plus claire : « Je suis pour la laïcité dans les institutions publiques, pour à 100 % », m’a-t-il affirmé.

Malgré ses convictions, Boucar a signé dans La Presse de samedi dernier un billet tout en nuances, rappelant gentiment aux jeunes femmes libres et voilées du Québec leur devoir de mémoire envers celles qui se sont battues pour leur liberté et leur obligation de solidarité envers leurs consœurs vivant dans les pays où le voile est obligatoire.

Le grand mérite du texte de Boucar, c’est qu’il ne verse pas dans les clichés faciles ni dans les visions cauchemardesques d’un Québec raciste, intolérant et pratiquant une forme de persécution à l’égard des musulmanes. Boucar rappelle le lourd passé des religions, leur rôle dans l’assujettissement des femmes et l’âpre combat mené par les penseurs des Lumières contre l’obscurantisme religieux.

Cette profondeur historique est ce qui manque le plus dans le débat et les positions défendues par les artistes, surtout ceux contre la Charte. Trop souvent, ces derniers n’y voient que la brimade des libertés individuelles et c’est compréhensible. Un artiste, par définition, incarne l’idée même de la liberté ; la liberté d’être comme la liberté d’expression. 

Mais ces artistes épris de leur propre liberté oublient seulement qu’il y a des lieux, hors de la scène, où les droits collectifs doivent primer les libertés individuelles. Ce qu’ils oublient aussi, c’est que ces femmes librement voilées qu’ils défendent pourront continuer à l’être dans la rue, les cafés, les métros, les autobus et même les salles de spectacle. Partout, en fait, sauf pendant les heures de bureau de la fonction publique, un petit prix à payer pour de grands « bénéfices marginaux ».

On ne m’enlèvera pas de l’idée que le voile n’est pas qu’un simple bout de tissu. C’est un symbole puissant. Ce n’est pas pour rien qu’il pose tant problème. 

Or, tant que des femmes dans certains pays seront obligées de le porter au péril de leur vie, ce voile demeurera un symbole de soumission féminine. Un symbole en contradiction avec la société libre, égalitaire et laïque que le Québec aspire à être. J’espère qu’un jour, Socalled et ses semblables sauront le comprendre.

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