Développement de l'enfant

Un pont vers le langage

Scène vécue : fillette juge qu’elle a assez mangé. Ne lui reste qu’à faire passer le message. D’une main leste et vive, elle fait table rase de tout ce qui se trouve sur la tablette de sa chaise haute et projette par terre cuiller, verre, assiette et restes de nourriture. Satisfaite, elle arrache sa bavette, qui va bientôt rejoindre le reste du désastre sur le plancher.

L’enfant qui a agi de la sorte est sans doute fier de lui. Avec raison, d’une certaine manière : son message est clair. Or, ce n’est pas de la fierté qu’il risque de lire dans les yeux de ses parents, mais plutôt un mélange de colère… et de résignation. C’est pour éviter ce genre de situation que certains parents enseignent le langage des signes pour bébés à leur enfant. Avec la main qu’il utilise pour vider son plateau, l’enfant peut en effet « dire » qu’il a fini. Et bien plus encore.

« Je me suis souvent demandé comment font les parents qui n’ont pas les signes », avoue Chantal Jolicoeur. Maman de trois enfants, dont des jumeaux, elle a été tellement convaincue par les avantages du langage des signes pour bébés qu’elle est devenue formatrice. Elle donne encore quelques ateliers par année par l’entremise de Signes É Merveilles.

La communication par signes avec les tout-petits, notamment mise au point par les psychologues américaines Linda Acredolo et Susan Goodwyn, repose sur un principe simple : ce n’est pas parce que l’enfant ne parle pas qu’il ne peut pas communiquer. Le larynx, l’organe de production des sons, est en effet positionné très haut dans la gorge du bébé et doit descendre pour permettre l’élocution. En attendant, il crie, il pleure, il babille, mais il tend aussi les bras et montre des objets du doigt.

Diane Poulin-Dubois, professeure au département de psychologie de l’Université Concordia, confirme que les enfants communiquent non verbalement bien avant d’articuler des mots reconnaissables. « Un bébé de neuf ou dix mois a déjà un vocabulaire réceptif, explique-t-elle. Il comprend déjà un certain nombre de mots et de phrases simples. »

« On ne dit pas qu’on permet aux enfants de comprendre en utilisant la langue des signes, ils comprennent déjà le langage vocal, précise la chercheuse, qui étudie l’émergence du langage. Sauf qu’on leur donne la possibilité de communiquer, eux, avec des signes. »

UN LANGAGE TRANSITOIRE

« Je l’ai fait pour des trucs de base, pas pour une conversation philosophique sur la qualité des couches. Quelques mots essentiels du genre : encore, lait, manger… Ça marche bien, dit Anaïs Rinfret-Pilon, mère de deux filles. J’ai des enfants qui ont parlé assez tôt, alors ça a aidé la transition. »

Philippe Renault et sa compagne se sont aussi limités aux quelques mêmes signes utilitaires.

« C’était moins frustrant pour tout le monde. Les enfants n’avaient pas besoin de pleurer pour exprimer leurs besoins primaires et on n’avait pas à se demander ce qu’ils voulaient. »

— Philippe Renault, père

Des éducatrices en garderie utilisent aussi les signes avec leurs groupes. Charlyne Labonté, éducatrice spécialisée liée au CPE Graffiti, rue De Castelnau, estime que c’est un outil qui gagne à être connu. « Il peut permettre à une éducatrice de mieux cibler les besoins d’un enfant », estime-t-elle. La méthode qu’elle appelle les « mains animées » lui est également utile pour communiquer avec des enfants qui souffrent de certaines formes d’autisme ou de troubles du langage.

« Il y a des parents qui craignent que ça nuise au développement du langage de leur enfant, dit-elle, mais je pense qu’ils se rendent vite compte que ça a son utilité. » Les impacts de l’apprentissage du langage des signes pour bébé par les enfants entendants ne font pas consensus, en effet. (Voir autre texte : Devancer ou retarder le langage?)

PAS SEULEMENT UTILE

« Avec les signes, les enfants peuvent bien sûr exprimer leurs besoins, mais ils ont tellement plus à dire! », lance Chantal Jolicoeur, enthousiaste. Elle estime que l’utilisation des signes lui a permis d’avoir accès à ce que ses enfants avaient en tête et à mesurer un peu l’étendue de leur compréhension du monde.

Elle a plein d’anecdotes pour appuyer ses dires. Comme celle-ci : un jour où sa fille portait attention à ses boucles d’oreilles brillantes, la maman a dit quelque chose comme « oui, elles brillent ». Sa fille a alors utilisé le signe étoile. Le lien entre les deux? Une chanson où il est question d’une petite étoile qui brille. « Sans les signes, je n’aurais jamais su que ma fille faisait cette association », dit-elle.

Chantal Jolicoeur a exploité à fond les possibilités des signes pour bébés. Ses jumeaux en ont maîtrisé jusqu’à 80, dit-elle, et son petit dernier, une quarantaine. « Ça demande de la constance et des efforts », reconnaît-elle. Cet investissement, tous les parents, même les mieux intentionnés, ne sont pas nécessairement en mesure de le faire.

« On trouvait le concept vraiment intéressant, mais ça fait partie des bonnes intentions qui se sont perdues en chemin, admet d’ailleurs Jean-François Boivin, qui n’a pas essayé les signes avec son premier enfant. Ça pourrait être une option intéressante avec la petite, ça dépend de notre énergie. »

« Comme adulte, on aime être compris. Pour l’enfant, c’est pareil. Ça ne règle pas tout, les signes, mes enfants en ont vécu, des frustrations, dit encore Chantal Jolicoeur. Mais je pense qu’on en a évité beaucoup en étant capables de se comprendre. »

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