Chronique

L’école Irénée-Lussier,

la question à 57 millions

L’école Irénée-Lussier est une école formidable. Enfin, l’idée de cette école située non loin du Stade olympique est formidable : accueillir les plus mal en point de nos jeunes, ceux qui ont des déficiences intellectuelles lourdes. Et les éduquer.

Il y a quelque chose d’hyper-civilisé là-dedans. Ces jeunes – autistes, trisomiques – ne créeront jamais le prochain Cirque du Soleil, ne guériront jamais votre cancer de la prostate et ne dirigeront jamais le film qui représentera le Canada aux Oscars.

Pourtant, on les éduque, on s’occupe d’eux. Par « on », je veux dire nous tous, la société. « On », les 140 membres du personnel qui s’occupent de ces 240 élèves.

Le hic, c’est que cette école qui incarne une idée hyper-civilisée est située dans un bâtiment vétuste au vu des « besoins spécialisés » de ces jeunes, selon l’euphémisme à la mode.

J’ai visité l’école récemment avec le directeur, Gérald Gauthier, ainsi que Vania Aguiar, présidente du conseil d’établissement et mère d’Henri-Louis, 18 ans, qui fréquente l’école depuis 2009.

Gérald Gauthier : « Quand un kid de 20 ans est en crise, qu’il faut appeler la police pour le traîner jusqu’à la salle capitonnée, ces cadres de porte ne sont pas l’idéal, on s’entend… »

Moi, bêtement étonné : « Vous avez une salle capitonnée? »

Gérald Gauthier : « J’en ai trois. »

Les cadres de porte que me montre Gérald Gauthier sont comme ceux que vous avez dans votre bungalow à Sainte-Julie ou dans votre condo à Villeray. Et c’est ça, le problème : si trois éducateurs essaient de s’y faufiler avec un jeune adulte autiste en crise parce qu’il est incapable de dire qu’il a une otite, et qui se débat, comment s’assurer que tout ce beau monde ne se pète pas la tête sur ledit cadre de porte?

C’est une des questions à 57 millions de dollars que les parents de l’école Irénée-Lussier et la Commission scolaire de Montréal posent au gouvernement du Québec depuis 2009. C’est le coût d’une nouvelle école Irénée-Lussier, selon les calculs de la CSDM et des parents comme Mme Aguiar.

Nous montons un escalier, pas particulièrement à pic. Mais c’est le problème : un escalier, dans cette école. « J’ai des élèves, dit Gérald Gauthier, qui marchent mal, qui voient mal, qui entendent mal. J’en ai qui peuvent mettre 25 minutes, le matin, à gravir cet escalier. »

Non, il n’y a pas d’ascenseur. Les escaliers – comme celui, beaucoup plus à pic, qui mène du rez-de-chaussée au sous-sol – tombent dans la catégorie des « obstacles architecturaux » qui rendent l’école Irénée-Lussier dangereuse « pour le personnel et les élèves », selon la présidente de la CSDM, Catherine Harel-Bourdon.

Les locaux sont trop petits. Le banal carrelage blanc et noir des planchers joue de sales tours à la psyché des élèves atteints d’autisme. Les douches où il faut laver les élèves – certains portent des couches, pas besoin de vous faire un dessin – sont d’une exiguïté caricaturale.

La CSDM a beau poser
la question à 57 millions,
Québec ne répond pas.

Mme Aguiar a bien « sensibilisé » les députés de tous les partis, depuis 2009. PQ, PLQ, ADQ, Québec solidaire. Le politique sait qu’Irénée-Lussier a des besoins immenses…

« Mais rien ne bouge, déplore Mme Aguiar. Nous avons commencé les représentations sous le PLQ de M. Charest. Ça s’est poursuivi sous le PQ… Mme Malavoy, la ministre de l’Éducation, n’a jamais répondu à nos invitations à visiter l’école. Au bureau de Mme Marois, on nous a promis de l’action, si le PQ était élu. »

Et le PQ n’a pas été élu.

« Pour la sensibilisation, dit Mme Aguiar, c’est retour à la case départ. »

« J’ai sollicité une rencontre avec le nouveau ministre de l’Éducation, Yves Bolduc, dit la présidente de la CSDM, Mme Harel-Bourdon. Irénée-Lussier sera à l’agenda. Sincèrement, c’est son tour. »

Notez que la construction d’une nouvelle école pour nos petits poqués libérerait le bâtiment actuel, qui pourrait accueillir une école ordinaire.

Pour ajouter aux difficultés, Irénée-Lussier compte un établissement-satellite dans Tétreaultville, un peu à l’est. On étend la clientèle parce qu’il n’y a plus de place, rue Hochelaga : ça complique grandement la coordination entre tous les acteurs de la vie scolaire : profs, infirmières, pédagogues, directeur…

Et devant ce manque d’espace – attribuable en partie à ce que Gérald Gauthier qualifie d’« épidémie » de cas d’autisme –, on va ouvrir un second satellite, dans une école secondaire du Plateau.

« Un petit bout ici, un petit bout là », résume sans se fâcher Gérald Gauthier.

Vania Aguiar est un peu plus, comment dire, euh… À fleur de peau? Je vais utiliser cet euphémisme.

« Ça fait quatre ans que nous sommes là-dessus, soupire la mère d’Henri-Louis. Nous sommes découragés. Je sens zéro respect pour nos enfants. Ça me fâche, ça me frustre, ça m’attriste. »

Nous déambulons dans l’école, entrons dans les pièces où le ratio est parfois d’un éducateur par élève. Partout, ça suinte la dévotion, la patience, la gentillesse. Les professionnels qui travaillent ici auprès des plus poqués de nos enfants incarnent le concept même de la vocation.

La visite tire à sa fin. Comme chaque fois que je croise ces saints parents – je parle de parents d’enfants handicapés, je parle de toutes ces Vania Aguiar –, je mesure secrètement ma chance avec une once de culpabilité.

Et je demande à Mme Aguiar pourquoi elle se bat ainsi. Même dans les délais de construction les plus optimistes – trois ans –, son Henri-Louis ne fréquentera probablement jamais la « nouvelle » école Irénée-Lussier.

Et évidemment, il y a quelque chose d’hyper-civilisé dans la réponse de Vania Aguiar : « Ça dépasse mon fils. »

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