Opinion

L’humanisme comme horizon

Les gouvernements québécois et canadien ont investi des sommes importantes dans la recherche scientifique et le transfert technologique dans leur dernier budget respectif. Cela est compréhensible. Que cela nous plaise ou non, une société comme le Québec ne peut tirer son épingle du jeu à l’échelle globale sans miser sur le développement technoscientifique. Les gouvernements doivent notamment continuer de soutenir la recherche libre dans tous les champs du savoir, y compris en sciences humaines et sociales.

Les sciences contemporaines repoussent constamment les frontières de notre ignorance quant au fonctionnement du monde, alors que les technologies nous offrent la possibilité d’un pouvoir d’intervention et d’un contrôle inégalés sur la nature et le corps humain. Si les progrès technoscientifiques, comme a tenté de le démontrer le chercheur Steven Pinker, font indéniablement partie des causes à l’origine de l’amélioration substantielle des conditions de vie pour la majorité de la population mondiale, la technoscience engendre aussi des effets déconcertants ou indésirables.

Pensons aux biotechnologies qui permettent la reproduction assistée. Ces dernières offrent une large gamme d’options aux personnes qui ne peuvent se reproduire naturellement ou qui souffrent de maladies génétiques héréditaires qu’elles ne souhaitent évidemment pas transmettre à leur descendance. En plus de la fécondation in vitro, du don de gamètes et d’embryons, du diagnostic préimplantatoire et de la gestation pour autrui, les gouvernements et commissions d’éthique un peu partout dans le monde réfléchissent présentement aux façons d’encadrer les biotechnologies permettant de modifier de façon intentionnelle et ciblée le génome humain, y compris le génome des embryons, dont le fameux « ciseau moléculaire » CRISPR-Cas 9.

Si les recherches sont concluantes, la possibilité de faire des modifications sur des séquences spécifiques d’ADN pourrait être à l’origine d’avancées inespérées dans la lutte contre des maladies monogéniques comme la fibrose kystique, la maladie de Huntington et la bêta-thalassémie.

En acceptant le projet d’une ingénierie ciblée du génome des gamètes et des embryons, l’être humain se donnerait toutefois le pouvoir de modifier intentionnellement et directement le bagage génétique de l’humanité, et ce de façon potentiellement irréversible.

Considérant la nature systémique du génome humain, ainsi que les rapports complexes entre l’ADN codant et non codant, il est impossible de prévoir quels seront les effets de modifications ciblées sur d’autres parties du génome et sur le rapport entre les gènes et leur environnement. De plus, si l’ingénierie génétique peut être tournée vers la guérison et la prévention de maladies graves, des voix se font déjà entendre pour qu’elle serve aussi à l’« amélioration » ou l’« augmentation » de l’humain. Même en refusant cette perspective associée au « transhumanisme », l’usage strictement thérapeutique des technologies de reproduction assistée nous mène déjà à une forme d’eugénisme non étatique. Aussi libéral et bien intentionné soit-il, l’usage de ces biotechnologies doit être accompagné par une réflexion éthique permanente.

Intelligence artificielle

Pensons également à la frénésie actuelle au sujet du développement de l’intelligence artificielle (IA). Victoires de systèmes d’IA à des jeux comme Jeopardy et le jeu de go, traduction automatique, véhicules autonomes, assistants vocaux, algorithmes de reconnaissance faciale et de diagnostics médicaux, etc. Les avancées sont indéniables. Laissant de côté les discours inflationnistes, il est permis de croire que nous pourrons déléguer un nombre de tâches croissant aux machines et que les interactions humain-machine continueront de se multiplier.

Comptant sur des chercheurs de pointe et un grand nombre d’étudiants aux cycles supérieurs, Montréal, le Québec et le Canada font partie des lieux qui comptent en IA. La compétition étant féroce à l’international, les gouvernements investissent massivement dans ce secteur afin de consolider la place enviable du Québec et du Canada.

Cela étant, il n’a échappé à personne que le recours à l’IA dans toutes les sphères de nos vies (vie privée, travail, débat démocratique, etc.) soulève des questions éthiques délicates.

Comment encadrer l’utilisation de l'intelligence artificielle ? Que faire en cas d’erreurs, de décisions discriminatoires et de défaillances ? À qui en attribuer la responsabilité ?

Les algorithmes d’apprentissage automatique fonctionnent en détectant des régularités dans de larges jeux de données. Ce faisant, il n’est pas possible de retracer et d’extraire le processus décisionnel précis ayant mené un algorithme à un résultat spécifique. Quelle capacité d’auto-explication devons-nous exiger avant de confier des tâches délicates à ces machines ? Comment protéger suffisamment l’anonymat et la vie privée dans un contexte d’utilisation massive de nos données personnelles ? Et nos politiques fiscales et sociales doivent-elles être révisées afin d’éviter que l’automatisation engendrée par l’IA accentue les inégalités socioéconomiques existantes ? L’IA ne profitera-t-elle qu’aux investisseurs, entrepreneurs, chercheurs et ingénieurs ?

On ne peut penser que le développement technoscientifique, en particulier lorsqu’il est encastré dans une économie de marché capitaliste, peut à lui seul être le vecteur d’un progrès social inclusif. Des idéaux éthiques doivent à la fois ancrer ce développement et lui servir d’horizon.

Je voudrais suggérer en terminant qu’un nouvel humanisme, profondément démocratique et égalitariste, pourrait donner à la technoscience ce nécessaire horizon éthique. Il s’agit d’un humanisme résolument tourné vers l’amélioration des conditions de vie et des chances de ceux qui ont été les plus malchanceux à la loterie naturelle et sociale. Cet humanisme pourrait, comme celui de la Renaissance et des Lumières, croire à la dignité, au potentiel et à la perfectibilité de l’être humain, tout en étant plus sensible à la souffrance des animaux non humains et à la fragilité des écosystèmes naturels. Le Québec est parfaitement bien positionné pour contribuer de façon significative à l’élaboration de ce nouvel humanisme.

* La Commission de l’éthique en science et en technologie est un organisme permanent du gouvernement du Québec. Elle travaille présentement sur des projets d’avis concernant l’ingénierie génétique, les impacts de l’IA sur le marché de l’emploi et l’utilisation des données massives.

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