Un marché sous pression

QUÉBEC — Sans tambour ni trompette, un tribunal de Californie pourrait bientôt sceller l’avenir du marché du carbone, la pièce maîtresse du gouvernement Couillard pour lutter contre les changements climatiques.

La Chambre de commerce de cet État américain conteste le programme de plafonnement et d’échange des émissions auquel le Québec s’est joint en 2014 et auquel l’Ontario adhérera en 2018. Selon certains, une victoire pourrait entraîner la dissolution du marché.

C’est l’une des nombreuses embûches qui se dressent devant le plus ambitieux programme de tarification du carbone en Amérique du Nord. Plusieurs craignent que l’élection de Donald Trump à la présidence menace encore davantage le marché, qui a connu une correction majeure l’an dernier.

« Certainement, il y a des menaces », convient Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal.

Une taxe ?

Dans l’immédiat, les observateurs du marché du carbone ont les yeux rivés sur la Cour d’appel de Californie, qui doit prochainement statuer sur la poursuite de la Chambre de commerce.

Cet organisme est favorable au marché d’échange des droits d’émission. Il conteste toutefois la manière par laquelle la Californie met ces droits en vente.

La Chambre argue que le processus d’enchères, qui permet au gouvernement d’empocher des milliards de dollars, constitue une taxe. Or, en Californie, toute mesure de taxation requiert l’approbation des deux tiers du Congrès de l’État.

« La loi n’a pas été annoncée comme un mécanisme pour permettre au gouvernement de l’État de recueillir des revenus, mais c’est ce que c’est devenu. »

— Loren Kaye, président de la Fondation californienne pour le commerce et l’éducation, un groupe d’étude affilié à la Chambre de commerce de Californie

Si l’organisme remporte sa cause, il n’est pas exclu que des entreprises qui ont investi des millions pour acquérir des droits de polluer poursuivent la Californie et le Québec pour être remboursées.

« Ça poserait de sérieux problèmes s’il fallait dissoudre cette initiative, observe Carol Montreuil, porte-parole de l’Association canadienne des carburants. Ça poserait beaucoup de problèmes pour savoir comment les gens vont se faire rembourser les unités de telle ou telle année qu’ils ont acquises. »

Un jugement de la Cour d’appel est attendu dans les prochaines semaines. La plupart des observateurs s’attendent à ce que l’affaire chemine jusqu’à la Cour suprême de l’État.

Supermajorité

Tout n’est pas perdu si les tribunaux tranchent en faveur de la Chambre de commerce, explique Pierre-Olivier Pineau. Le gouverneur de l’État, Jerry Brown, souhaite reconduire le programme au-delà de 2020. Et depuis les élections de novembre, son Parti démocrate contrôle les deux tiers de l’Assemblée législative.

« Comme il y a une supermajorité démocrate, dit-il, ce vote ne serait plus un problème. »

Par ailleurs, même si le marché californien devait être dissous, le Québec pourrait toujours conserver le sien, dit M. Pineau.

Correction majeure

Tout indique que cette cause a pesé lourd sur le marché du carbone l’an dernier. À peine 11 % des droits de polluer ont trouvé preneur aux enchères de mai 2016. En août, 35 % des offrandes ont été vendues.

Malgré un rebond lors de la dernière enchère, en novembre, plusieurs questions subsistent à l’approche du prochain encan qui aura lieu demain, convient Tony D’Agostino, directeur des échanges sur les marchés des émissions pour RBC Dominion Securities.

« C’est 50-50, convient M. D’Agostino. Il y a beaucoup de crédits invendus des deux dernières enchères. Donc je crois que tout dépend du résultat de la poursuite de la Chambre de commerce de Californie. »

Le marché de la revente des droits d’émission recèle toutefois de bonnes nouvelles pour les partisans du marché, poursuit l’analyste. Lorsque La Presse l’a joint la semaine dernière, une tonne de CO2 se négociait à 13,51 $US sur le marché, ce qui est tout près du prix plancher de la prochaine enchère (13,57 $ US).

« Je vous dirais que le marché pense que les chances de succès de la Chambre de commerce sont de moins en moins probables. »

— Tony D’Agostino, directeur des échanges sur les marchés des émissions pour RBC Dominion Securities

Chris Busch, directeur de la recherche au centre d’étude Energy Innovation, est lui aussi dans le camp des optimistes. Il ne se formalise pas outre mesure du recul des ventes aux enchères de 2016. Il y voit la preuve que plusieurs pollueurs industriels ont abaissé leurs émissions.

« C’est vraiment une preuve que la décarbonisation de l’économie se fait plus rapidement qu’on l’avait prévu », observe M. Busch.

Le porte-parole de Greenpeace Patrick Bonin presse néanmoins le gouvernement Couillard de préparer un plan B en cas d’échec du marché du carbone avec la Californie.

« S’il y a trop d’embûches avec le [marché du carbone], s’il y a trop de problèmes qui se déclarent, il va falloir s’assurer de pallier la situation, quitte à remettre en question des choix historiques », estime M. Bonin.

Heurtel refuse d’en parler

Les difficultés du marché du carbone inquiètent-elles le gouvernement Couillard ? Que fera Québec si les tribunaux donnent raison à la Chambre de commerce de Californie ? Le responsable du programme, le ministre de l’Environnement David Heurtel, refuse d’en parler. Le ministre et son cabinet n’ont pas donné suite à nos demandes d’entrevue.

Qu’est-ce que le marché du carbone ?

Afin de lutter contre les changements climatiques, Québec a mis sur pied un système de plafonnement et d’échange des émissions de gaz à effet de serre (GES) produits par les grandes entreprises. Le gouvernement impose un plafond aux émissions, qu’il abaisse progressivement au fil des années. Il émet aussi des droits de polluer que les entreprises peuvent s’échanger. Le Québec a rejoint le marché du carbone californien en 2014. Les enchères sont désormais conjointes. En Californie, l’État utilise les produits de la vente pour financer un système ferroviaire. Au Québec, l’argent est versé dans le Fonds vert, qui finance des initiatives de réduction des GES, mais dont la gestion a été sévèrement critiquée. L’Ontario rejoindra ce marché en 2018.

L’évolution du marché

La totalité des droits d’émission a été vendue lors des premières enchères organisées par la Californie et le Québec. Mais la participation a fléchi de manière spectaculaire en 2016. Certains y voient un effet de la poursuite de la Chambre de commerce de Californie. D’autres soulignent que le plafond des émissions est encore haut, et que les entreprises ont jusqu’en 2018 pour acquérir des crédits.

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