Chronique

Lise Payette, déconnectée

Si Lise Payette disait que les soupçons – nombreux, récurrents, qui se recoupent – sont terribles, mais qu’elle choisit par fidélité de se souvenir de l’autre Claude Jutra, son ami, je pourrais comprendre.

Mais ce n’est pas ce que dit l’ancienne politicienne, dans ses tournées médiatiques à l’appui d’un livre où elle règle ses comptes avec Le Devoir, pour lequel elle écrivait jusqu’à ce printemps.

Ce qu’elle dit, c’est que comme Jutra ne lui a jamais confié être pédophile, comme elle ne « connaît pas » ses accusateurs, cela ne peut pas être vrai.

Jutra est mort il y a trois décennies : il n’y aura donc évidemment jamais de procès criminel où la justice se penchera sur une preuve amassée par la police contre le père de Mon oncle Antoine.

Ce que nous avons, ce sont des bruits qui ont été perpétués au fil des années – de son vivant et après – sur l’affection que portait Jutra envers ce qu’on qualifiait pudiquement « les garçons ».

Ces bruits, le biographe de Jutra Yves Lever les a évoqués tout aussi pudiquement, sur quelques courtes pages d’un ouvrage savant au printemps. Titre du chapitre : « Claude Jutra et les garçons ».

Cela a lancé l’effacement de la mémoire de Claude Jutra de l’espace public. Le trophée portant son nom, les rues, le parc : disparus, rebaptisés. Signe qu’on ne badine plus avec ces histoires, en 2016.

***

C’est Mario Girard dans La Presse qui a le premier tiqué sur ce passage du livre de Lever. Et qui en a fait une chronique, chronique qui a libéré une parole sur Jutra et ces actes pédophiles qu’on lui reproche…

« Jean » a d’abord témoigné à Hugo Pilon-Larose dans nos pages, racontant comment Jutra l’a agressé. Puis, le scénariste Bernard Dansereau a témoigné à visage découvert, il a dit avoir été touché par Jutra, un ami de la famille, son propre parrain. Le comédien (et jadis chambreur du cinéaste) Marc Béland a aussi témoigné du très jeune âge des amants de Jutra.

Pour Mme Payette, tout cela ne compte pas. Tout cela n’est que ouï-dire, que ragots.

Au sujet de Dansereau, qu’elle dit ne pas connaître, elle confiait hier à Nathalie Collard de La Presse : « C’était un enfant. Est-ce qu’il a imaginé des choses ? Je ne sais pas. »

Au sujet de « Jean », elle dit : « On ne sait pas c’est qui… »

Bien sûr : Pilon-Larose a protégé l’anonymat de « Jean » avec les vérifications journalistiques qui s’imposent, qui ont cours dans tous les médias sérieux. Mais puisque Mme Payette ne connaît pas personnellement ce « Jean », elle ne peut prêter foi à son témoignage – contre-vérifié par notre collègue – qui en recoupe finalement un autre…

Si Lise Payette disait : « Je sais tout cela, je sais tous ces soupçons, et c’est bien terrible, paix aux victimes, mais je choisis de rester fidèle à l’amitié qui m’a unie à Claude… », je serais le premier à monter au créneau pour défendre ce choix. Je peux concevoir que l’amitié et l’amour poussent une personne à rester aux côtés d’une autre personne, vivante ou morte, sur qui pèsent de lourds soupçons d’actes monstrueux.

Mais ce n’est pas ce que dit Lise Payette. Elle attaque directement la crédibilité des victimes qui ont témoigné, dont les histoires se recoupent.

Vieille conception, déconnectée, de la dynamique des violences sexuelles.

***

Par ailleurs, Mme Payette fait de la fin de sa relation de pigiste avec Le Devoir une sorte d’affaire d’État, elle y consacre… un livre. C’est beaucoup trop, mais cohérent avec ce qu’elle a toujours si bien su faire : astiquer sa propre statue. Un livre sur cette rupture participe du même effort d’autocanonisation de Mme Payette.

Pour mettre un terme à la chronique de Mme Payette, Le Devoir lui a reproché un papier – jamais publié – sur Gaétan Barrette, ministre de la Santé. Je cite Brian Myles, directeur du journal, hier : « Nous n’étions pas capables de vivre avec cette chronique, ce n’était pas ce qu’on attend du Devoir, soit la rigueur et l’exactitude des faits et non pas le délit d’opinion. »

Eh bien, avant-hier, côté manque de rigueur, je note que Lise Payette a dit à Radio-Canada avoir appris dans le livre de Lever – « l’auteur n’avait qu’un seul nom à citer, un prénom, juste un prénom, en plus… » – l’existence de ce « Jean »…

C’est faux.

Lever abordait le sujet du bout de ses gants blancs, sans prénommer personne. C’est La Presse qui a convaincu cet homme de parler, en lui donnant un pseudonyme. Le prénom « Jean » n’est pas dans la biographie de Lever, il est sorti dans La Presse.

Mme Payette reproche aussi à Lever d’avoir voulu utiliser un scandale sexuel pour faire vendre son livre…

A-t-elle écouté les entrevues avec Yves Lever ?

Il est très, très clair que l’auteur était très, très agacé, même catastrophé par l’attention accordée par les médias à ce chapitre, goutte d’eau dans son opus pour connaisseurs du septième art.

Chez Paul Arcand, Lever a, par exemple, dit : « Je suis un peu mal à l’aise avec ça, parce que j’ai provoqué quelque chose qui dépasse ce que je voulais faire. » Il est grossier d’affirmer que Lever a utilisé ce chapitre sur « les garçons » pour vendre son livre sur Jutra.

Ce sont deux exemples d’erreurs de faits de Mme Payette que j’ai relevés en n’écoutant qu’une seule entrevue, celle du Téléjournal, dans un contexte où Le Devoir cite justement des libertés prises par Mme Payette avec les faits pour justifier la fin de sa chronique.

Tenez, un troisième exemple : quand Mme Payette affirme que seuls les médecins québécois ne s’offusquent pas des méthodes de Gaétan Barrette – affirmation faite dans cette chronique jamais publiée dans Le Devoir –, elle est encore dans l’erreur factuelle : il y a bel et bien des médecins qui s’opposent à Barrette, ils le font publiquement et ils le font depuis longtemps.

Si elle en doute, je lui suggère d’aller sur le site Google.com et d’y entrer les mots-clés suivants : « Dr Simon-Pierre Landry », « Regroupement des médecins pour une médecine engagée », « Dr Alain Vadeboncoeur », « Mouvement québécois pour une médecine publique ».

Les médecins opposés au ministre de la Santé existent, il faut être déconnectée pour ne pas le savoir.

***

Ces dernières années, je lisais les chroniques de Mme Payette et j’avais l’impression qu’elle avait été larguée par la société dans laquelle elle vit. Pas sénile, comme l’ont prétendu certains de ses critiques. Mais déphasée, déconnectée… oui.

Et là, j’écoute ses propos au Téléjournal, où elle dit du directeur du Devoir Brian Myles ne pas le connaître – encore un autre ! –, elle dit même : « […] il pourrait se trouver ici, je ne sais pas qui c’est… »

Euh, comment dire…

Myles est journaliste professionnel depuis plus de 20 ans, il a signé d’innombrables textes au Devoir. Il a été président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), étant de ce fait le visage très médiatisé de la profession. Sa photo a été publiée dans le journal quand il a été nommé directeur du Devoir.

Et Lise Payette ne pourrait pas reconnaître le directeur du Devoir, son propre journal, dans son salon ? Gênant.

Le corollaire du privilège de chroniquer dans un journal est d’être minimalement en phase avec ce qui se passe, ce qui se dit dans sa société. Ce n’était plus le cas de Mme Payette depuis longtemps.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.