Chronique

Un mauvais trip

Ça percole dans l’actualité comme un fait divers. Rue Berri, un sans-abri est abattu par la police dans le soleil du premier lundi de février. Il tenait un marteau. Était menaçant. N’a pas écouté les flics.

Et l’histoire se développe, dans la journée.

Ce matin-là, l’homme avait été violent avec son marteau, à l’hôtel où il créchait. Avait détruit du mobilier…

Troubles de santé mentale…

Troisième sans-abri tué par les balles de policiers du centre-ville en trois ans…

Son nom : Alain Magloire, 41 ans.

Un fait divers.

***

Le courriel est entré hier matin, 11 h 16. Titre : Mon ami Alain, mort hier comme un itinérant.

Et ça commençait sur ces mots : J’aimerais te parler d’Alain qui est mort hier matin, tué par la police. J’aimerais te parler de lui, de lui avant sa maladie. J’ai travaillé plus de dix ans avec lui, avec les enfants handicapés. 

Il y avait d’autres trucs dans le courriel de cet ami, que nous appellerons Mario. Et il y avait cette phrase : Alain qui est mort hier ne peut pas être réduit à un fait divers.

Je suis allé rencontrer Mario. Il m’a raconté Alain. Il m’a raconté ce qu’il y avait sous la surface de ce fait divers.

Les étés au camp Papillon, à Saint-Alphonse-Rodriguez. Comme tous ceux qui travaillent auprès des enfants handicapés, Alain Magloire aimait ces petits poqués. Et il avait ce don rare, celui de connecter avec les multihandicapés, les plus poqués, de corps et d’esprit.

« Tu sais, ceux qui sont “pas de son, pas d’image” ? Ceux-là, il était capable d’aller les chercher, eux aussi. C’est pas tout le monde qui pouvait travailler avec ces enfants-là. »

Tous les enfants du camp Papillon et du centre de répit du centre-ville (tous deux administrés par la Société pour les enfants handicapés), autour des années 1990, étaient fous de lui.

« Tout le monde l’adorait. Quand il entrait dans une pièce, les enfants sautaient sur lui. Les parents l’adoraient… »

***

J’appelle à la Société pour les enfants handicapés du Québec, qui administre le camp Papillon. Chantale Théroux se souvient encore de « notre » Alain, malgré le passage des années.

« Alain, c’était juste de l’amour. Les parents appelaient, ils voulaient tous que ce soit lui qui s’occupe de leur enfant… »

J’allais dire un gars normal. Mais non, pas un gars normal, justement ! Un gars hors normes : charisme, intelligence, charme. Beau comme un Dieu.

Tout pour lui.

Un gars promis au proverbial brillant avenir…

Mme Théroux : « Il était venu nous voir l’an passé, au bureau. Je savais qu’il avait des problèmes, je savais qu’il habitait un petit logement. »

***

Je cite le courriel de Mario, encore : Toutes les filles voulaient Alain, tous les gars voulaient être Alain. Il avait deux filles, une vraie bonne famille. Une blonde extraordinaire. Et puis il y a eu la maladie, la dope, douce au début…

Autour de 2004, il y aurait eu quelque chose comme un mauvais trip. Un mauvais trip permanent. À partir de là, ça n’a plus été. Alain n’a plus été le même, je veux dire.

On dit que chez certains individus, la drogue peut déclencher des troubles mentaux. En 2007, Alain a fait un de ces voyages initiatiques en Afrique pour explorateurs de spiritualité. J’en cite ce qu’il a écrit sur le site de l’agence, après : L’utilisation de drogues récréatives (marijuana, ecstasy, speed, cocaïne) m’ont ouvert la porte vers des portes sensorielles qui m’ont conduit vers des « troubles psychiatriques », comme cela arrive souvent avec les drogues… 

Pourquoi un homme – et pas un autre – développe-t-il des troubles psychiatriques ? Dope ou pas? C’est un mystère.

Ce qui ne l’est pas, c’est que ces troubles ont brisé la vie d’Alain Magloire. Ils l’ont mis en marge de la société, de sa famille.

Puis, lundi, ils l’ont mis rue Berri, devant des policiers aux armes dégainées.

***

Premier lundi ensoleillé de février. On sait que les policiers ont d’abord intercepté Alain Magloire, marteau à la main, rue Saint-Denis. Ils l’ont suivi, tentant de l’arrêter, de le raisonner, jusqu’à la rue Berri, à l’est, devant le terminus d’autobus.

Pas de son, pas d’image, semble-t-il. Alain ne coopérait pas.

Il y a eu des coups de feu. Et Alain Magloire est mort.

En trois ans, trois sans-abri tués par la police alors qu’ils étaient en crise : ce n’est pas rien.

Je vous entends dire qu’il faudrait « former » les policiers à « intervenir » avec les psychiatrisés. OK. C’est une belle idée. L’idée qu’avec plus de formation, un policier va trouver les mots justes pour entrer dans la bulle d’un schizophrène en crise et lui faire lâcher son couteau, son marteau.

Mais c’est juste ça : une belle idée.

Une meilleure idée, c’est peut-être de doter plus d’agents de ce pistolet électrique, le Taser.

Qu’il y ait une avant-dernière option pour maîtriser des suspects dangereux, avant d’utiliser le gun. C’est ce que souhaitent beaucoup de policiers.

L’un d’eux, hier : « Trois sans-abri psychiatrisés ont été tués par la police en trois ans. Si la tendance se maintient, il va y en avoir un quatrième, en quatre ans. »

On dira que la mort d’Alain Magloire relance le débat sur l’utilisation de la force par les flics.

Soit…

Mais il serait peut-être temps de faire le débat sur la santé mentale. Sur cet immense hôpital psychiatrique à ciel ouvert et sans nom qu’est le centre-ville.

Ce sera plus compliqué qu’un débat sur la « formation » des policiers.

Voulez-vous le faire ? Vous dites que oui.

C’est drôle, j’ai de la misère à vous croire.

***

Mario voulait que je sache que son ami Alain Magloire était davantage qu’un fait divers.

Chantale Théroux aussi, à sa façon, quand elle m’a dit : « Ce n’était pas qu’un gars avec un marteau. »

Et Mme Théroux d’ajouter : « Plusieurs des enfants dont Alain s’occupait sont morts, depuis. Là-haut, je vous le dis, ils doivent tous être après lui. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.