Chronique

Les dessous d’une croisade

Un an après son élection, Justin Trudeau s’est imposé comme le meilleur allié que pouvait espérer la communauté LGBT. Sa seule présence dans un défilé de la fierté gaie vaut 1000 campagnes contre l’homophobie. Récit d'une croisade portée par un premier ministre qui, animé d’une conviction profonde, utilise son pouvoir pour faire évoluer les mentalités.

Rue Jean-Talon, Justin Trudeau avait rendez-vous dans une mosquée pakistano-canadienne. C’était en 2007, à l’époque de sa campagne dans la circonscription de Papineau, qui coïncidait avec le débat acrimonieux sur les accommodements religieux de la commission Bouchard-Taylor et la polémique d’Hérouxville. Le jeune politicien s’apprêtait à rencontrer des néo-Canadiens qui, tout en lui offrant son appui, étaient beaucoup plus conservateurs que lui sur le plan social.

« Ce serait mieux d’éviter d’aborder le mariage gai », lui a suggéré son conseiller de l’époque, Louis-Alexandre Lanthier, lui-même ouvertement gai.

« Je voulais juste éviter de créer un certain malaise », raconte-t-il. Stratégiquement, c’était risqué. Quand le gouvernement de Paul Martin a pris position en faveur du mariage gai, cela a contribué à faire perdre au Parti libéral l’appui de certaines communautés.

Ce jour-là, Justin Trudeau a décidé de n’en faire qu’à sa tête. Que son ami lui suggère d’éviter la question du mariage gai n’avait fait qu’augmenter son envie de l’aborder.

« Je sais que toutes les personnes ici présentes appuient notre Charte des droits », a-t-il dit aux gens rassemblés dans la mosquée. « C’est le document qui constitue le fondement des droits dont nous jouissons tous, y compris la libre pratique religieuse. Mais vous savez quoi ? Ces droits qui vous protègent donnent aussi aux gais le droit de se marier et à vos filles le droit d’épouser un non-musulman. La Charte des droits protège les libertés de tout le monde. On ne peut pas choisir les droits qui nous conviennent et ignorer ceux qu’on n’aime pas. »

Devant lui, l’auditoire constitué de vieux hommes barbus au visage sévère ne semblait pas gagné d’avance. « Mais ils ont hoché la tête et se sont lancés dans une discussion enrichissante sur leur vision du pays et le futur qu’il réserve à leurs enfants », raconte Justin Trudeau dans son livre Terrain d’entente (Éditions La Presse, 2014).

En sortant de la mosquée, son conseiller lui a lancé : « Je pensais qu’on avait dit qu’on ne parlerait pas de ça !

— Non ! Toi, tu m’as fait la suggestion. Et moi, je fais comme je veux ! »

Justin Trudeau avait décidé de n’en faire qu’à sa tête ni pour être populaire ni par intérêt politique, se rappelle Louis-Alexandre Lanthier. Mais parce qu’il pensait sincèrement que c’était la bonne chose à faire.

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Élu premier ministre il y a un an, Justin Trudeau n’a pas cessé de défendre cette cause qui lui tient à cœur. Lui qui était déjà un habitué des défilés de la fierté gaie est devenu cet été le premier premier ministre canadien à y prendre part. Il a marché à Toronto aux côtés d’un réfugié syrien homosexuel, après s’être engagé à favoriser l’entrée au pays de demandeurs d’asile syriens LGBT. Il a participé au défilé de Vancouver, en compagnie de Sophie Grégoire et de leurs trois enfants. Il a marché encore au défilé de la fierté gaie de Montréal, brandissant le drapeau arc-en-ciel devant la foule.

« Ce n’est pas banal », dit Laurent McCutcheon, ex-président de Gai Écoute et de la Fondation Émergence, qui milite depuis plus de 30 ans pour les droits des LGBT. « C’est un geste très fort, beaucoup plus fort qu’une conférence de presse ou un petit point de presse. Il est dans la foule avec les gais et les lesbiennes. »

En 2005, le projet de loi sur le droit égal au mariage adopté par le Parlement canadien a permis l’atteinte d’une égalité juridique. Il reste maintenant à atteindre l’égalité sociale, souligne Laurent McCutcheon. « Ce n’est pas en changeant la loi qu’on change les mentalités. Pour changer les mentalités, il faut faire ce que le premier ministre fait. »

« On lance des campagnes contre l’homophobie. Mais la seule présence du premier ministre à un défilé de la fierté gaie vaut mille campagnes ! C’est le meilleur allié politique qu’on pouvait espérer. »

Lorsque Justin Trudeau prend une photo avec le président du Conseil du Trésor Scott Brison, son conjoint et leurs deux jumelles, c’est une autre image très forte, qui vaut mille discours, observe Laurent McCutcheon. « C’est plus fort que de dire : “Je suis pour les familles homoparentales.” Le message est très clair. C’est la reconnaissance que les homosexuels peuvent avoir des enfants et les élever correctement. On est loin du vieux préjugé qui associe homosexualité et pédophilie. »

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En mai, Justin Trudeau s’est vu remettre le prix Laurent-McCutcheon de la Fondation Émergence, pour son engagement dans la lutte contre l’homophobie et la transphobie. Il a eu une pensée pour son père, l’ex-premier ministre Pierre Elliott Trudeau, à qui la Fondation a remis ce prix à titre posthume en 2005. On a voulu alors souligner « l’apport exceptionnel de cet homme politique à l’avancement des droits des personnes homosexuelles au Canada ». C’est lui qui a décriminalisé l’homosexualité au Canada en 1969 et adopté en 1982 la Charte canadienne des droits et libertés qui protège tous les citoyens contre la discrimination.

« S’aimer n’est pas un crime », a dit Justin Trudeau en faisant écho à la célèbre phrase prononcée par son père en 1967 (« L’État n’a pas sa place dans les chambres à coucher de la nation »). 

Dans son discours de remerciement, il a aussi eu une pensée pour tous ceux qui ont eu le courage de mener la lutte contre l’homophobie à une époque très différente de la nôtre. Aujourd’hui, le premier ministre côtoie au caucus libéral quatre députés ouvertement gais – l’un d’entre eux, son ami de longue date Seamus O’Regan, député de Terre-Neuve-et-Labrador, était d’ailleurs présent avec son mari à la cérémonie de remise du prix de la Fondation Émergence. Pour sa génération, même si des combats restent à mener, cette réalité va de soi. Enfant, il a côtoyé des amis de son père pour qui c’était beaucoup plus difficile.

Dans son entourage, Justin Trudeau a plusieurs amis homosexuels, dont certains sont mariés et ont des enfants. « Souvent, quand on connaît des gens qui sont gais, ça démystifie la chose », dit son ex-conseiller Louis-Alexandre Lanthier. En voyage ensemble pour le travail, ils se sont vite rendu compte par exemple que l’homoparentalité de l’un n’avait rien de bien différent de la vie de famille nucléaire « classique » de l’autre. 

« Quand on avait un petit break, on appelait nos maisons respectives pour prendre des nouvelles et parler aux enfants avant le dodo. Et ce qu’on remarquait souvent, c’est que peu importe qui est à l’autre bout du fil, dans un couple, les conversations sont toujours pareilles ! »

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En 1982, quand la Charte des droits et libertés a été instaurée, Justin Trudeau avait 10 ans. Son père avait pris soin de lui en expliquer l’importance. Il était troublé par la tyrannie de la majorité – le fait que, dans notre système électoral, une majorité peut opprimer des minorités en l’absence de droits pour les protéger. Pour que ses enfants comprennent ce qui le troublait, il utilisait cette image : les droitiers, largement majoritaires dans la population, ne devraient pas avoir le droit de voter des lois qui s’attaquent aux gauchers juste parce qu’ils sont en minorité.

En s’assurant que son gouvernement dépose un projet de loi visant à protéger les droits des personnes transgenres, Justin Trudeau s’inscrit parfaitement dans la lignée de son père. « On est un gouvernement qui tient vraiment à la diversité. On est plus fort grâce à cette diversité et non pas en dépit de cette diversité », dit le député libéral d’Edmonton Randy Boissonnault, qui est le premier député ouvertement gai en Alberta. C’est une phrase que Justin Trudeau répète souvent et ce n’est pas qu’un slogan, croit-il. Cela reflète ses valeurs profondes. « C’est ce qu’il est. »

Cette conviction profonde se traduit notamment par l’adoption d’une terminologie qui se veut la plus inclusive possible, dit-il. D’où l’usage désormais généralisé au gouvernement libéral de l’acronyme LGBTQ2 pour « lesbienne, gai, bisexuel, trans, queer et bispirituel » (two-spirit en anglais, notion utilisée dans certaines cultures autochtones pour décrire l’identité sexuelle).

Le changement de terminologie n’est pas que cosmétique. Il reflète une prise de position très claire qui a été exprimée haut et fort le 1er juin dernier à Ottawa. Ce jour-là, le premier ministre s’est joint à Randy Boissonnault pour hisser le drapeau de la fierté gaie sur la colline parlementaire pour la première fois. « C’était un moment très touchant », raconte le député. Il portait pour l’occasion une cravate arc-en-ciel. Pendant plus de deux heures, des passants et des touristes ont pris des photos. Dans son discours, le premier ministre a rappelé qu’encore aujourd’hui, en dépit des progrès, trop de jeunes sont victimes d’intimidation à cause de leur orientation sexuelle. Il a souligné l’importance de contribuer à l’acceptation de tout un chacun.

Au-delà des initiatives politiques, il y a des gestes quotidiens qui envoient un message très clair. Comme cette carte que Justin Trudeau a signée pour Degas Sikorski, ce jeune homme d’Edmonton qui avait reçu un « cadeau » homophobe de Saint-Valentin. Le député Boissonnault avait été choqué par cette histoire qui avait fait les manchettes. Pourquoi ne pas envoyer une carte au jeune homme, signée par plusieurs parlementaires ? Il en a parlé à l’adjointe du premier ministre. En moins d’une minute, Justin Trudeau s’est assis pour signer la carte. Il a écrit : « Cher Degas, sachez que vos amis surpassent par millions le nombre de ceux qui vous haïssent, et je suis l’un de ces amis. »

Degas Sikorski était bouche bée quand il a ouvert l’enveloppe. « Il était en larmes. Sa mère était en larmes, raconte Randy Boissonnault. C’était la bonne chose à faire. »

Tout n’est pas parfait

Si le Canada de Justin Trudeau peut se targuer d’être à l’avant-garde en matière de défense des droits des minorités sexuelles dans le monde, tout n’est pas parfait pour autant. Certaines promesses ne se sont toujours pas concrétisées. On reproche notamment au gouvernement Trudeau de mettre beaucoup de temps à accorder le pardon, comme il s’est engagé à le faire, aux homosexuels condamnés pour leur orientation sexuelle avant 1969. « Il va falloir que ça se fasse, à défaut de quoi il y aura une perte de crédibilité », croit Claude Leblond, président de la Fondation Émergence. C’est pour quand ? « Nous étudions cette question de très près », dit le député Randy Boissonnault, sans préciser d’échéancier. Laurent McCutcheon souhaiterait par ailleurs que le premier ministre agisse davantage comme un ambassadeur de ces enjeux à l’étranger. « Compte tenu de sa stature internationale, ce serait bien qu’il aborde cette question dans les pays où l’homosexualité est réprimée. »

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