Abolir la monarchie

Depuis la mort d’Élisabeth II, on a beaucoup insisté sur les qualités personnelles de la souveraine. La longévité exceptionnelle de son règne, son humour singulier, le fait surtout qu’elle ait été l’une des rares femmes admises dans les cercles du pouvoir, tout cela méritait sans doute d’être salué.

Mais l’arrivée sur le trône de son héritier Charles III nous ramène à la réalité nue : ce n’est pas la personne du roi (ou de la reine) qui compte, mais l’institution qu’elle représente. Et il se trouve que la monarchie britannique, même si elle est loin de l’époque où elle dominait le monde, continue de revendiquer un droit de propriété sur de vastes territoires et des millions d’individus.

Ici même au Canada, chaque individu demeure un sujet loyal de Sa Majesté, qu’il le veuille ou non – car impossible d’apostasier, comme c’est le cas pour la religion.

À titre de chef d’État, le monarque maintient ses pays-succursales dans une situation de dépendance, en fournissant au rabais des symboles qu’ils sont tenus d’adopter. Les références à la couronne ne sont pas seulement présentes dans la monnaie, les timbres et la toponymie : encore aujourd’hui, les députés nouvellement élus doivent prêter serment au roi d’Angleterre, les terres relevant du domaine public sont les terres de la Couronne, les avocats représentant les intérêts de l’État sont des avocats de la Couronne, l’académie regroupant les meilleurs chercheurs et artistes se nomme la Société royale du Canada, et ainsi de suite. Pour les férus d’antiquités, tout ce protocole a peut-être un charme.

Mais comme la prière prononcée au début des réunions d’élus et les crucifix accrochés dans les assemblées, le temps est venu de se séparer de la monarchie pour la faire entrer là où elle a sa place : dans les livres d’histoire et les musées.

Inutile de rappeler ici la longue liste des injustices dont la monarchie britannique s’est rendue coupable au fil des siècles. La violence du colonialisme et de l’impérialisme, avec son lot de produits dérivés funestes (despotisme, racisme, esclavage), est bien documentée. Je m’en tiendrai à un seul constat qui ne concerne pas le passé, mais le présent : la monarchie perpétue une croyance devenue irrecevable à notre époque, selon laquelle il existerait des individus supérieurs à d’autres par essence.

Cette institution incarne sans contredit la forme la plus aiguë du privilège : par sa seule naissance, un homme est appelé non pas à faire partie de la société, mais à la surplomber et la régir. La consécration d’un principe aussi arbitraire dans un État démocratique relève de la plus stricte aberration.

Au Canada, les Québécois demeurent, et de loin, les plus favorables à la rupture du lien monarchique (entre 70 % et 75 %, selon les sondages). Cela tient bien sûr à l’histoire particulière de ce peuple « conquis » et à la relation conflictuelle qu’il a entretenue avec les représentants du pouvoir britannique. Comme d’autres peuples dans le monde, il a longtemps souffert de l’idéologie de la supériorité anglo-saxonne (l’orangisme) qui justifiait l’adoption de politiques discriminatoires et contribuait à l’inférioriser. C’est l’une des raisons qui expliquent que de nombreux Québécois veuillent rompre avec le Canada, ce « Dominion » qu’ils considèrent comme la manifestation d’un pouvoir étranger à leurs intérêts.

En Nouvelle-Zélande et en Australie, là où un référendum sur l’abolition de la monarchie s’est conclu par une courte victoire du Non en 1999, les critiques les plus sévères viennent aujourd’hui des populations autochtones. C’est ainsi que le Parti maori néo-zélandais réclame le « divorce » d’avec la couronne britannique, en raison des persécutions subies et du non-respect des traités signés au cours des deux derniers siècles1. Dans les Caraïbes, le projet de rupture reçoit un appui hautement favorable, alors que plusieurs exigent de la couronne britannique qu’elle offre des réparations pour les violences passées. L’an dernier, la Barbade a choisi d’abolir la monarchie constitutionnelle pour fonder une république. Six autres pays de cette région, notamment la Jamaïque et les Bahamas, ont l’intention de faire de même prochainement2.

Comme l’Écosse et l’Angleterre, le Canada anglais voit lui aussi la popularité de la monarchie faiblir. Selon un récent sondage, les deux tiers des Canadiens estiment que la famille royale ne devrait jouer aucun rôle formel dans leur société3. Sans surprise, les populations jeunes et issues de l’immigration sont plus favorables que les autres à l’abolition du lien monarchique. La raison est simple : plusieurs immigrants ont fui des régimes autoritaires ou monarchiques (et parfois les deux), ou alors proviennent d’anciennes colonies qui se sont libérées de la tutelle britannique. Aussi y a-t-il quelque chose de saugrenu à exiger de ces nouveaux arrivants qu’ils jurent fidélité à un monarque qui a représenté pour leur pays d’origine un symbole d’oppression.

On peut juger ce débat inutile, comme la CAQ l’a fait récemment en refusant d’éliminer le poste de lieutenant-gouverneur, un processus jugé trop « complexe et lourd » par la ministre responsable des Relations canadiennes. Et pourtant, l’abolition du lien monarchique, et avec lui de tous les serments et symboles surannés qui s’y rattachent, fait partie de ces gestes qui ont le pouvoir de rendre les institutions politiques un peu plus conformes aux valeurs d’égalité qu’elles sont censées défendre.

1. Lisez l’article du Guardian sur le « divorce » réclamé par le Parti maori néo-zélandais (en anglais)

2. Lisez l’article de Foreign Policy sur les pays caribéens qui veulent rompre avec la monarchie (en anglais)

3. Lisez l’article de Global News sur la monarchie et le Canada (en anglais)

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.