Opinion

Pas inférieure, seulement différente

L'idée que notre langue soit de piètre qualité ne résiste pas à l'épreuve des faits

Gérard Bouchard avance l'idée que nous assistons à un changement de dynamique dans le débat sur la qualité de la langue au Québec : au lieu de viser collectivement une langue de qualité comme auparavant, nous favoriserions maintenant l'authenticité des locuteurs ordinaires, quitte à sacrifier la qualité. Il prend à témoin les chansons des Dead Obies et les dialogues de Mommy. Malheureusement, les idées reçues qu'il ressasse à propos de la langue minent son analyse.

De quoi parle-t-on exactement quand on parle de la qualité de la langue? M. Bouchard ressort des boules à mites le Frère Untel, qui affirmait que les Québécois ont un vocabulaire pauvre, une syntaxe déformée et l'élocution relâchée. Or, aucune de ces affirmations ne se vérifie dans les faits.

Mesurer le vocabulaire d'un individu, a fortiori d'une nation, est un exercice difficile. Aucune étude à ce jour n'a démontré même de façon partielle que les Québécois avaient moins de vocabulaire que les Français.

Ce qui a été démontré, par contre, c'est que notre syntaxe, bien qu'objectivement différente de celle du français européen, n'est ni moins fonctionnelle ni moins complexe.

Le changement syntaxique est un des moteurs de l'évolution linguistique. Rappelons que le français lui-même est né de la déformation du latin. Comment considérer que des changements syntaxiques de même nature créent dans certains cas des langues de qualité et dans d'autres, des langues dégénérées? Quant à l'élocution des Québécois, nous distinguons clairement « mâle » et « mal », « brin » et « brun », « mai » et « mais », des paires de mots qui sonnent parfaitement identiques dans la bouche d'un Parisien. Alors pour le relâchement, on repassera.

M. Bouchard ajoute aux tares dont souffrirait notre langue son archaïsme. Voilà qui étonne, puisqu'on touche ici précisément à l'identité, un sujet qu'il connaît très bien. Si un mot a déjà existé en français européen et qu'il fait encore partie du lexique d'ici, pourquoi les Québécois le rejetteraient-ils dès lors qu'ils réalisent que les Français l'ont abandonné, sinon par autodénigrement culturel dû à un complexe d'infériorité national?

Quant à l'envahissement du franglais, il relève du fantasme. Les Dead Obies utilisent cette langue justement parce que ce n'est pas la langue courante : leur art consiste à violer les conventions et à repousser les limites du français. Prendre le pouls de la langue des jeunes en écoutant les Dead Obies est presque aussi absurde que de croire que les Québécois font leur épicerie en latin parce que Bernard Landry ponctuait ses discours de formules latines.

Bref, l'idée que notre langue soit de piètre qualité ne résiste pas à l'épreuve des faits. Les langues ont toutes des capacités d'expression similaires; c'est seulement par convention sociale que nous choisissons un modèle et que nous affirmons que tout ce qui s'en éloigne est de moindre qualité. Ce n'est donc pas sur la base de sa valeur intrinsèque qu'on évalue un dialecte, mais sur la base des jugements qu'on porte sur ses locuteurs. En d'autres termes, dire que le dialecte québécois est inférieur au dialecte français, c'est dire que les Québécois sont, d'une certaine façon, inférieurs aux Français. Il est paradoxal de mettre la langue au cœur de notre identité, tout en rejetant la nature même de cette langue.

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