CHRONIQUE

Pas le temps d’être Martha

L’autre jour, pour l’anniversaire d’un de mes enfants, j’ai décidé de recevoir ses amis et de faire un gros souper. Rien de spectaculairement difficile à cuisiner. Une dinde faisant écho à l’Action de grâce, que j’ai farcie d’un mélange de chair à saucisse et champignons acheté chez mon boucher et accompagnée de carottes et de choux de Bruxelles grillés au four. Une soupe aux courges en entrée. Et pour le dessert, plutôt que de préparer un gâteau, je suis passée dans une petite épicerie de campagne acheter une bombe au chocolat et au caramel.

Je ne vous dis pas tout ça pour vous donner faim, mais plutôt pour montrer qu’il n’y avait pas grand-chose de compliqué dans mon menu. Pas d’ingrédients exotiques vendus uniquement à l’autre bout de la ville ni de recettes alambiquées.

Pourtant, pour réussir à jongler avec tout cela, j’ai dû cesser de travailler vers 16 h. Et surtout, j’ai dû passer ma journée de boulot pratiquement entièrement à la maison – je suis seulement sortie pour une longue entrevue à l’heure du lunch –, histoire de lancer la cuisson de la volaille, de ne pas trop sortir du quartier pour avoir du temps pour faire les courses, pour économiser le temps que j’aurais pris pour me déplacer à la rédaction et l’utiliser plutôt pour cuisiner.

Je vous raconte cela parce que j’ai été particulièrement frappée, ce jour-là, par mon manque de temps. J’ai fini ma journée épuisée, avec l’impression d’avoir tout bâclé. (D’ailleurs, les choux de Bruxelles étaient un peu brûlés.)

Pourtant, aucune des recettes n’était compliquée. Et comme je l’ai dit, je n’ai pas tout préparé. La farce a été achetée toute prête. Le dessert aussi.

On écrit, on dit, on répète que l’art de cuisiner se perd, que les consommateurs que nous sommes aimons lire les recettes ou regarder les images dans les magazines ou à la télé, sans pour autant prendre le temps de mitonner les petits plats en question.

C’est très vrai.

Mais pourquoi ? Parce que même les mieux intentionnés d’entre nous sommes coincés. Pas le temps. Vraiment pas le temps.

Et ne dites pas que le problème est que nous ne prenons pas le temps de cuisiner.

Entre les enfants, le travail, le transport, l’entretien de la maison et un minimum d’activités culturelles, ce temps, nous ne l’avons tout simplement pas.

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Pete Wells, le journaliste du New York Times, a très bien décrit cette réalité dans un texte publié il y a quelque temps pour clore une série appelée Cooking with Dexter. Le but de ces chroniques, qui ont duré deux ans, était de raconter la réalité quotidienne d’un père de famille aimant cuisiner pour ses enfants, dont son fils Dexter.

Mais au bout de deux ans, et c’est ce qu’il a écrit en conclusion, Wells a été forcé de constater une évidence : il n’était pas le père cuisinier qu’il croyait être.

Quand il rentrait du travail, Dexter était déjà en train de se brosser les dents. Sa femme lui avait fait à souper alors que lui, le journaliste, terminait son dernier texte, répondait à un courriel urgent, envoyait une ultime demande de photo ou concluait la relecture d’un papier avant de courir à la maison.

Wells s’est rendu compte que s’il cuisinait pour son fils de 6 ans, c’était surtout le week-end, ou parfois, mais rarement, le matin avant qu’il ne parte à l’école.

« Ce que j’ai appris durant les deux dernières années, c’est que lorsque les gens disent qu’ils n’ont pas le temps de cuisiner, ils sont sérieux. Ils sont trop occupés pour cuisiner. Ou à tout le moins pour cuisiner un repas à leurs enfants tous les soirs avant qu’ils aillent se coucher. »

Parce que cuisiner, ce n’est pas juste mettre ensemble quelques ingrédients. Il faut aussi faire les courses. Gérer les stocks. Prévoir. Plusieurs plats ne demandent pas de longue préparation – comme ma dinde –, mais nécessitent néanmoins qu’on soit à la maison pour surveiller le tout.

Voilà d’ailleurs ce qui explique la grande popularité des mijoteuses. On cuisine sans être là.

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Ce que j’écris, on le sait tous. On l’observe tous. Vous le savez mieux que moi.

Mais pourquoi alors continue-t-on de parler d’un côté des ravages de la malbouffe, de la cuisine industrielle et autres plats à emporter et de l’autre, des bienfaits de la cuisine maison – bio de préférence, naturelle et locale et tutti quanti, comme s’il n’y avait que ces deux options ? Une inacceptable, l’autre irréaliste.

C’est une troisième voie qu’il nous faut. Une voie qui réconcilie la réalité de ce double désir des familles québécoises : bien manger – des plats nutritifs, savoureux – dans un contexte social et économique où on a très peu de temps pour cuisiner.

Je me suis fait apporter l’autre jour un lunch au bureau par une nouvelle entreprise qui s’appelle FreshMint, un jeune traiteur qui promet un bon repas livré au bureau en 30 minutes pour 12 $. Il y avait dans ma boîte à lunch un plat de poulet aux dattes et aux olives – délicieux ! – sur du riz. Avec une petite salade et une pomme. Toutes sortes d’autres traiteurs offrent de plus en plus ce genre de service et les nouveaux camions de rue proposent eux aussi des réponses abordables à notre faim.

Plus ça va, et plus je me dis que la demande pour de tels services est appelée à, et devrait, exploser : des gens qui réussissent à cuisiner pour nous sans que cela ne coûte les yeux de la tête et sans que cela soit industriel et mauvais. De la cuisine minute plutôt que de la bouffe minute.

Peut-être que notre époque a aussi besoin d’une réorganisation du travail qui dépasse le partage des tâches au sein de la famille. Savez-vous s’il existe des groupes de voisins ou des familles élargies qui font du troc ? Mon pâté chinois maison congelé – fait en grosse quantité pendant le week-end – contre une de tes lasagnes ?

Si vous en connaissez, j’aimerais leur parler.

Et pour ceux que j’entends rire, j’ai une autre question : avez-vous vraiment le temps, vous, d’être Martha Stewart au quotidien ?

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