Chronique

Autopsie d’un malaise

Plus de la moitié des Québécois (57 %) disent avoir une opinion « plutôt négative » ou « très négative » des musulmans, indique tristement un sondage CROP réalisé pour La Presse.

Au moment où le débat sur la Charte a fini par porter presque exclusivement sur le voile et sur les communautés musulmanes, le malaise devant cet « autre » considéré comme menaçant semble plus que jamais palpable.

D’où vient ce malaise ? Et comment le soigner ? J’ai posé la question à la psychiatre Cécile Rousseau, qui signe un texte très éclairant sur le sujet dans l’ouvrage collectif Le Québec, la Charte, l’Autre. Et après ? *.

Directrice scientifique du centre de recherche du CSSS de la Montagne, la Dre Rousseau travaille auprès d’enfants immigrés et réfugiés de quartiers pluriethniques de Montréal. Elle mène aussi des recherches sur les relations intercommunautaires au Québec dans le contexte de la guerre au terrorisme.

Au Québec, comme ailleurs en Amérique du Nord, on assiste à une montée de la discrimination et de la peur de l’Autre, note Cécile Rousseau. Cette montée s’est cristallisée après le 11 septembre 2001, mais elle était déjà largement amorcée avant.

« La tension des relations intercommunautaires a augmenté avec la mondialisation. »

— Cécile Rousseau, psychiatre

Comme si le fait de lever les frontières et de multiplier les échanges avait suscité des mouvements de repli.

Le Québec n’est pas le seul endroit au monde où on a voulu mettre en place des restrictions gouvernementales touchant le religieux, rappelle aussi Cécile Rousseau. Le Pew Research Center note une augmentation des règlements d’État sur la religion, surtout en Europe. « En ce sens, le Québec se situe dans une perspective où on suit l’Europe dans un mouvement de peur », observe la chercheuse.

***

Le phénomène n’est pas nouveau, donc. Mais il s’amplifie de façon inquiétante. À Montréal, la perception de la discrimination, notamment chez les communautés arabo-musulmanes, a presque doublé en dix ans. Jusqu’à présent, il s’agissait surtout de discrimination implicite, souvent camouflée sous quelques couches de rectitude politique. On ne refuse pas un emploi ou un logement à quelqu’un en lui disant que c’est parce qu’il est Noir ou musulman… C’est généralement plus subtil. « Les insultes racistes directes ou la discrimination avec violence physique étaient très rares jusqu’à maintenant », note Cécile Rousseau.

Ce n’est plus le cas. Les insultes directes de type « Retournez donc chez vous » ou « On n’a pas besoin de terroristes ici » sont très nettement en augmentation en ce moment, constate la psychiatre. On observe une flambée des incidents racistes et un durcissement des relations intercommunautaires.

Si autant de gens avouent aujourd’hui sans détour avoir une opinion négative des musulmans, c’est qu’on ne s’est pas rendu compte à quel point la construction dans l’espace public (et médiatique) d’un « autre » menaçant dans l’après-11 septembre teinte les perceptions.

De façon caricaturale, d’image en image, et à plus fortes doses encore durant le débat sur la Charte, l’homme musulman en général est peint le plus souvent à larges traits comme un barbare violent qui exerce une discrimination contre les femmes. « Ce sont des choses qui peuvent arriver, comme il y a de mauvais côtés dans nos sociétés aussi, note la psychiatre. Le problème, c’est que ces images font complètement abstraction de l’hétérogénéité, de la complexité, de la richesse et de la diversité des cultures et des sociétés musulmanes. »

***

Dans le cadre de ses recherches, Cécile Rousseau s’est intéressée à l’impact de la discrimination. Les gens qui l’ont vécue peuvent ressentir de la peur, de la tristesse et de la colère. Mais plus que tout, ils parlent de ce sentiment d’être devenus « plus forts ».

Cela montre bien le rôle que joue l’exclusion dans le renforcement de l’affirmation identitaire. Elle peut transformer la revendication d’une identité dans l’espace public en stratégie de résistance.

Une étude menée en 2010 auprès des communautés musulmanes du Sud asiatique à Montréal montrait que des jeunes filles portent de plus en plus le voile en signe de protestation contre la discrimination. Cela ne veut pas dire que le voile n’est pas aussi un signe d’oppression. Mais cela suggère que sa popularité croissante pourrait être plus associée à l’exclusion qu’à une présence accrue du religieux (bien que les deux phénomènes puissent être liés), note Cécile Rousseau.

Le débat actuel n’a fait qu’accentuer ce phénomène, constate-t-elle. « Le débat sur la Charte ne diminue pas la présence du voile dans l’espace public, il l’augmente significativement. »

Voilà qui nous entraîne dans un cercle vicieux qui nourrit les perceptions négatives. On dit : « Vous voyez, il y en a de plus en plus, on a donc raison de s’inquiéter… »

Ultimement, l’exclusion peut fournir des munitions aux intégristes. « Il y a une grande étude européenne qui regardait la question de la radicalisation et qui montrait le lien non pas entre culture musulmane et radicalisation, mais entre discrimination et radicalisation. »

***

Que faire devant ces peurs et le cercle vicieux qu’elles entraînent ? Comment transformer la vision négative de « l’autre » ? « Les interventions politiquement correctes à la Jean-François Lisée – comme dire : “Ce n’est pas gentil d’être raciste” –, cela ne marche pas », dit Cécile Rousseau. « Il faut un message beaucoup plus clair au sujet de ce qui est acceptable et légitime dans l’espace public. Actuellement, pour des raisons démagogiques, le message n’a pas été clair. »

La perception négative vient d’une sursimplification de l’image de l’étranger. « Les études en psychologie sociale et politique montrent qu’avant des conflits majeurs, l’image de “l’autre” est toujours sursimplifiée », rappelle la psychiatre.

Cécile Rousseau ne veut pas se faire prophète de malheur pour autant. Mais elle rappelle qu’il faut prendre ces phénomènes au sérieux et toujours promouvoir un dialogue qui refuse la simplification de « l’autre ». « Minimiser les dangers des tensions intercommunautaires, c’est jouer avec le feu. »

Le Québec, la Charte, l’Autre. Et après ?, sous la direction de Marie-Claude Haince, Yara El-Ghadban et Leïla Benhadjoudja, Mémoire d’encrier, 2014.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.