Le 29 juin 2014, le groupe État islamique (EI) proclamait le rétablissement du califat sur de larges territoires conquis en Syrie et en Irak. Exactement trois ans plus tard, le premier ministre irakien a annoncé, hier, la fin de l’EI. Est-ce bien le cas ?
Thomas Juneau : Ce n’est pas la fin de l’État islamique du tout, pas même à Mossoul [où des unités d’élite antiterroristes pourchassent les derniers djihadistes retranchés dans un secteur de la vieille ville]. Il faut mettre ce que le premier ministre irakien a déclaré dans le contexte de la politique intérieure irakienne, où sa position demeure vulnérable ; il tente de la solidifier. Il est vrai, cependant, que la lutte militaire contre l’EI va très bien. L’EI sera complètement éliminé de Mossoul, sa capitale en Irak, d’ici peu, et recule progressivement dans les zones rurales autour de Mossoul.
Sami Aoun : Cette mouvance, qui veut avoir un État pour se répandre et attirer le monde musulman, cette utopie a éclaté. Elle perd son siège, son espace se rétrécit et les loyautés à son égard sont devenues presque insignifiantes. Dans les sociétés occidentales, le pouvoir d’attraction de l’EI a diminué. On assiste à un retour des combattants. C’est un projet à l’agonie. Mais le terreau dans cette région est toujours propice à d’autres utopies pour la simple raison que cette hydre est difficile à terrasser ; elle peut recréer d’autres têtes.
Depuis le début, l’EI exploite le chaos et la division en Syrie et en Irak. La situation s’améliorera-t-elle après la chute du califat ?
Thomas Juneau : Malgré les succès militaires, les succès politiques demeurent absents. Or, l’EI est le produit de l’aliénation des populations sunnites de l’Irak et de la Syrie. On pourrait bien tuer tous les combattants, tant que ces problèmes politiques ne seront pas réglés en Irak et en Syrie – et ils sont loin de l’être –, on n’aura rien réglé.
Il est vrai qu’en Irak, le gouvernement se renforce progressivement, mais la minorité sunnite – environ 20 % de la population – demeure insatisfaite et mal intégrée dans les structures du pouvoir à Bagdad. Tant qu’il n’y aura pas de réconciliation nationale, l’EI aura le potentiel de rester. Et si ce n’est pas l’EI, ce sera un groupe successeur.
L’EI pourrait donc revenir sous une autre forme ?
Thomas Juneau : L’EI est déjà en train de se transformer en insurrection dans des zones rurales désertiques de l’Irak et de la Syrie, et cette insurrection n’est pas sur le point de prendre fin.
Sami Aoun : Il y a [parmi les combattants de l’EI] d’anciens officiers de l’armée irakienne qui étaient loyaux à Saddam Hussein et qui ne partagent pas l’idéologie de Daech. De plus en plus, le corps combattant n’est plus celui de l’EI, mais se greffe à lui dans le contexte de la lutte de pouvoir entre les sunnites et les chiites.
Si Mossoul est pratiquement libéré, la bataille pour reprendre Raqqa, fief de l’État islamique en Syrie, vient à peine d’être lancée. Comment évaluez-vous la situation dans ce pays en guerre ?
Thomas Juneau : Depuis un an et demi, l’EI a perdu plus de la moitié du territoire qu’il occupait au sommet de sa puissance, à la fin de 2014. Les pertes vont se poursuivre. Raqqa va tomber, c’est une question de semaines ou d’un petit nombre de mois. Les autres bastions urbains de l’EI vont progressivement tomber aussi.
Comme en Irak, tant qu’il n’y aura pas de processus de reconstruction politique en Syrie – et on en est encore plus loin qu’en Irak –, l’insurrection sunnite conservera énormément d’oxygène.
Pour compliquer le tout, les Kurdes d’Irak, alliés de la coalition menée par les États-Unis contre l’EI, ont annoncé la tenue d’un référendum sur l’indépendance du Kurdistan en septembre. À quoi faut-il s’attendre ?
Sami Aoun : Pour les Kurdes irakiens, la question de l’indépendance est un outil de négociation. S’ils déclarent l’indépendance au sens propre, il faut s’attendre à des troubles. À de nombreuses reprises dans leur histoire, les Kurdes se sont approchés d’une déclaration d’indépendance. Ils ont toujours échoué.
Thomas Juneau : À Bagdad, il y a énormément d’opposition aux revendications indépendantistes des Kurdes irakiens. Ce référendum pourrait être repoussé, puisqu’il s’agit manifestement d’une menace kurde pour tenter d’obtenir un pouvoir de négociation. Mais s’il va de l’avant, ce référendum risque d’augmenter les tensions en Irak et de réduire le petit espace qui existe pour tenter de travailler à l’intégration des Arabes sunnites. Ce n’est pas une bonne nouvelle.
L’EI a fait des adeptes à travers le monde. Le groupe est opérationnel dans 18 pays, selon le Centre national du contre-terrorisme, aux États-Unis. En mai, une ville des Philippines, Marawi, est tombée sous la coupe de l’EI. Peut-on s’attendre à ce que le califat renaisse de ses cendres sous d’autres cieux ?
Sami Aoun : C’est une possibilité. Le pouvoir de l’EI n’est pas hiérarchique. Il est une source d’inspiration. Quand un groupe a des griefs contre le pouvoir en place, comme dans le cas libyen, Daech vient se greffer sur ces problèmes internes.
Thomas Juneau : En ce qui concerne les provinces de l’EI, les choses ne vont pas particulièrement bien. En Libye, l’EI a beaucoup reculé. En Égypte, qui semblait pourtant être une province extrêmement dynamique en 2015, les choses stagnent. Dans la péninsule arabique, l’EI n’a pas réussi à lever. Aux Philippines, il a certes une présence non négligeable, mais qui reste assez isolée.
En 2016, l’EI a revendiqué des attentats dans de nombreux pays, y compris la France, les États-Unis, la Belgique, l’Allemagne et la Turquie. Alors que son califat se meurt, serait-il en train d’ouvrir un nouveau front à l’étranger ?
Thomas Juneau : Oui, il y a une recrudescence des opérations terroristes en Occident. Mais les plus récentes attaques étaient inspirées – et non pas dirigées – par l’EI. La nuance est importante. Les attaques dirigées par l’EI, comme celle de Paris en 2015, sont menées par des professionnels bien entraînés. Les attaques des loups solitaires représentent aussi une menace, mais sont généralement menées à plus petite échelle. L’affaiblissement de l’EI en son centre suggère qu’il y aura plus d’attaques inspirées, et non dirigées, par ce groupe.