Viandes

Bouchers véritables

Depuis 5 h du matin, Olivier Dupuy s’affaire à remplir son comptoir de viandes pour l’ouverture, dans quelques heures, de sa boucherie Père et fils. L’artisan, originaire du sud de la France, a eu un certain choc en lançant son commerce de l’avenue du Mont-Royal en 2013, à Montréal.

Pour lui, travailler avec de petits éleveurs locaux et valoriser la viande de la tête à la queue, c’est une philosophie qui allait de soi. Lorsqu’il a présenté une carcasse d’agneau à un employé qui détenait un diplôme et de l’expérience en boucherie, ce dernier s’est senti désemparé devant la bête.

« En boucherie, c’est facile d’acheter une boîte de viandes emballées sous vide pour la mettre dans ton comptoir. Quand un boucher arrive à 9 h du matin parce que c’est tout ce qu’il a à faire, ce n’est pas un boucher, c’est un marchand de viandes », explique celui qui a tenu deux boucheries réputées à Marseille.

Alexis Bissonnette, qui vient de fonder Ça va barder dans le quartier Ahuntsic, s’est rendu à Paris il y a quelques années pour parfaire sa formation auprès d’Yves-Marie Le Bourdonnec, un artisan considéré comme l’un des meilleurs au monde. Le fait d’être en relation directe avec les éleveurs a complètement bouleversé tout ce qu’il avait appris lors de sa formation en boucherie, en Outaouais.

Dans sa nouvelle « boucherie-charcuterie créative » de la rue Fleury Ouest, il pousse encore plus loin l’approche qu’il mettait de l’avant au Latina, l’épicerie fine où il s’est fait connaître pour sa vision moderne de la boucherie. Ça va barder propose donc des viandes uniquement de provenance québécoise, même le bœuf, une denrée rare dans les boucheries de la province.

Lorsqu’il descend au sous-sol pour visiter sa salle de vieillissement, Alexis Bissonnette ressemble à un enfant dans un magasin de jouets. Il se déplace d’une côte de bœuf à l’autre pour lire le carton beige noué à chaque pièce de viande. « Tu vois, ça, c’est la vache de Patrick Marcoux. Là, j’ai celle de Réal Cormier. Là, j’ai la ferme du Perche », énumère-t-il dans son antre.

Pour Alexis, c’est primordial d’avoir rencontré l’éleveur derrière chacune des viandes qu’il propose à ses clients et d’avoir discuté avec lui. En échangeant avec les producteurs, il peut savoir comment les animaux ont été nourris, l’espace qu’ils ont eu pour grandir, la qualité des prés où ils ont gambadé…

« Le trip, c’est d’être des acheteurs de viandes, pas des revendeurs. C’est la grosse nuance. »

— Alexis Bissonnette, boucher

« Je peux aller voir l’éleveur à la ferme et lui faire part de ce que je cherche. Si les agneaux de Jeannot sont trop petits, je peux lui demander de leur faire prendre du poids. Je peux lui parler des races que je trouve intéressantes. On a des relations avec les éleveurs qui nous permettent de faire ça », explique-t-il.

Alexis Bissonnette partage d’ailleurs son local avec le charcutier Jean-Simon Petit, un ancien de l’émission Les chefs ! qu’il a recruté après son départ de Pork Shop. Ensemble, ils optimisent les carcasses qu’ils reçoivent et réduisent le plus possible le gaspillage. « Si une semaine, les gens n’avaient pas envie de manger de l’agneau et qu’il me reste 15 kg, bien coudonc, ça arrive ! Jean-Simon, lui, va trouver une manière cool de l’utiliser », dit le boucher.

RARE BAVETTE

Tout comme Olivier Dupuy et Alexis Bissonnette, David Aghapekian travaille avec des carcasses entières à sa boucherie Dans la côte, qui a ouvert il y a un mois dans le Quartier des spectacles. Un bœuf lui permet de découper beaucoup de viandes, mais seulement deux filets, deux bavettes et un onglet. Lorsque ces morceaux sont vendus, il doit valoriser d’autres pièces auprès de ses clients.

« Lorsque je reçois une carcasse, c’est à moi de maximiser le boulot. Je travaille avec de petits éleveurs à moins de 250 km de la boucherie. Ils ont des élevages de 30 ou 40 têtes, parfois un peu plus, alors je ne peux pas prendre mon téléphone et leur demander une caisse de bavettes pour le lendemain matin. Ça ne marche pas comme ça », explique l’ancien chef du restaurant Le Réservoir.

« Il faut quand même faire quelque chose avec la cuisse, ajoute-t-il, citant un exemple parmi tant d’autres. Ce n’est pas nécessaire de tout transformer en viande hachée ou en nourriture à chien. Ce sont des pièces qui méritent d’être valorisées. »

LUEUR D’ESPOIR

Lorsque les clients se présentent à la boucherie Ça va barder, Alexis s’anime : il leur parle des morceaux moins connus, leur dévoile l’origine des viandes, les informe que son bacon n’est pas injecté d’eau et que la terrine de lapin n’est pas coupée avec du porc. « Il éduque tellement le client, dit Thierry Holdrinet, l’un des trois copropriétaires de l’endroit. Il a un étalage baptisé le morceau du boucher. Toutes les pièces coûtent le même prix et dans 90 % des cas, les clients n’ont jamais vu ces pièces de leur vie. »

À voir le nombre de curieux qui entrent dans la nouvelle boucherie de David Aghapekian, celui-ci est convaincu que le discours est en train de changer. Mais ce discours, il faut le pousser encore plus loin, déclare-t-il.

« Oui, c’est du poulet et du porc du Québec. Mais est-ce que c’est du bon poulet et du bon porc du Québec ? Est-ce qu’ils ont bien été nourris, élevés et traités ? Il ne faut plus se contenter de l’étiquette “produit au Québec”. Il faut mener la réflexion plus loin que ça. »

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