Chronique

Sous le carré, la plage…

Je n’avais pas oublié les événements. Mais j’avais oublié les dates exactes. La grève générale illimitée, c’était quand encore ? C’est la question un peu bête que je me suis posée avant de voir Carré rouge sur fond noir, diffusé lundi soir à Télé-Québec.

Cet oubli distrait de ma part, je suis convaincue de le partager avec plusieurs de mes semblables. Le temps a filé, on est tous passés à d’autres choses, et ce moment fort dans l’histoire récente du Québec a fini par se nimber de brume et par se perdre dans le flot impétueux d’une actualité qui chasse les nouvelles d’hier pour mieux dévorer les plus fraîches et plus brûlantes.

C’est probablement à cause de l’érosion de notre mémoire collective que j’ai d’abord apprécié ce documentaire de Santiago Bertolino et Hugo Samson. Rappeler à notre bon souvenir des événements marquants n’est jamais un exercice vide. C’est un service public, voire un service essentiel.

Plusieurs de mes collègues ne partagent pas mon enthousiasme à l’égard de ce documentaire filmé de l’intérieur avec la complicité des porte-parole de la CLASSE.

Certains ont déploré le déjà-vu. D’autres se sont plaints de ses écarts didactiques, tendancieux ou manichéens. Pour ma part, j’ai senti une grande émotion m’étreindre dès les premières images tournées en janvier 2012 au cégep de Valleyfield, alors que tout était encore nouveau, joyeux et bon enfant. 

« C’est pas vrai que ça va s’éterniser », lance d’ailleurs Jeanne Reynolds à ses camarades, d’abord pour les convaincre d’agir, mais aussi parce qu’elle n’a pas l’ombre d’une idée de l’ampleur à venir de la crise. Cette jeune femme déterminée qui n’a pas la langue dans sa poche est l’une des surprises du film. Dans les médias, elle est souvent apparue comme une figurante, arrivée trop tard dans l’Histoire et comblant mal le grand vide romantique laissé par le départ de Gabriel Nadeau-Dubois. La réalité, c’est qu’elle était dans les premiers rangs au départ, aussi active, engagée et éloquente que Gabriel Nadeau-Dubois.

Les médias ont-ils choisi de braquer leurs projecteurs sur Gabriel plutôt que sur Jeanne par pur sexisme ? Si c’est le cas, c’est navrant.

Reste qu’au-delà du culte de la personnalité, ce que ce film réussit à merveille, c’est de capter et de rendre l’évolution du conflit, et surtout l’évolution de l’état d’esprit des étudiants : d’abord insouciants, puis entraînés par un mouvement de fond, passant de l’euphorie à un sentiment de puissance, avant de se radicaliser au contact de la répression policière. Certaines images jamais diffusées auparavant nous donnent toute la mesure de cette répression absurde exercée par des policiers qui ont l’âge des étudiants et pas beaucoup de discernement. Puis, l’essoufflement et l’épuisement s’installent. Les étudiants prennent conscience de leur impuissance. Désillusionnés et divisés, ils finissent par céder à la dissension.

Le camarade Cassivi s’est gentiment moqué d’une scène où les élèves du cégep de Saint-Laurent bloquent pendant une nuit l’accès à la direction en chantant Un musicien parmi tant d’autres d’Harmonium. Entendre des élèves de 2012 reprendre ce qui fut l’hymne de ma génération et aussi de ma cohorte au cégep de Saint-Laurent m’a une fois de plus émue. Pour la filiation, la continuité, et parce que 38 ans plus tard, il reste encore des choses qui n’ont pas été effacées par l’Histoire.

Suis-je trop sentimentale ? Sans aucun doute, mais comment ne pas l’être devant tous ces jeunes que l’on disait affairistes et apathiques et qui, subitement, se sont mobilisés pour leur avenir ? Comment ne pas être touchée par ceux qui, malgré l’époque, ont osé rêver et croire, un bref instant, que sous leurs carrés rouges, il y avait, comme sous les pavés de Mai 68, une plage ?

La comparaison avec Mai 68 s’arrête là. Car contrairement aux réels changements sociaux provoqués par Mai 68, les effets à long terme de la crise étudiante ont été minimes. Sauf pour la défaite du gouvernement libéral, rien n’a changé. C’est l’épilogue qui manque au film. Les étudiants sont rentrés dans le rang et retournés sur les bancs de l’école. Leurs porte-parole ont été récupérés par les médias ou la politique, et tout a continué comme avant. Sous le carré, il y avait effectivement une plage. Mais pas la plage idéale qu’on imaginait.

Carré rouge sur fond noir prend l’affiche à Cinéma Excentris vendredi. Le film sera en rediffusion à Télé-Québec en décembre.

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