Chronique

La chèvre, le chou et le crucifix

En matière de laïcité, le Québec nage dans la confusion et les contradictions. Cinq ans après le rapport Bouchard-Taylor, on cherche toujours des balises. La laïcité, oui, oui, on la veut. Mais pour les autres, si possible… 

Le discours dominant en est un tissé d’incohérences. Enlevez ces voiles et ces kirpans, dit-on. Mais ne touchez pas au crucifix à l’Assemblée nationale. Purgez l’espace public de toute manifestation religieuse. Mais ne touchez pas à la prière au conseil municipal… 

Trop souvent, on est loin de tout discours logique ou laïque. On est plutôt en terrain vaseux. Celui hautement émotif de l’identitaire. Terrain toujours glissant, toujours miné. Terrain rentable politiquement si on accepte d’être laïque « du bon bord ». Mais à quel prix ?

La victoire du maire de Saguenay, Jean Tremblay, qui a obtenu la bénédiction de la Cour d’appel pour prier en paix à l’hôtel de ville, marque un recul dans le débat sur la laïcité et ne fait qu’ajouter à la confusion. 

Cette prière que prononce le maire de Saguenay n’est pas une prière, dit la Cour d’appel. Ce serait un énoncé universel qui fait partie du patrimoine. Ah ! bon ? Si ce n’est pas une prière que de dire « Dieu tout-puissant […], guide-nous dans nos délibérations à titre de membre du conseil municipal », on se demande bien ce que c’est. Pas sûre qu’un athée y voit quoi que ce soit d’universel. Pas sûre qu’il puisse être rassuré sur la neutralité des élus qui, tout en priant au conseil municipal, doivent en principe représenter tous les citoyens, pas juste les croyants.

Si tout le religieux peut ainsi relever du patrimoine, voilà un glissement qui rendra possible à peu près n’importe quoi, observait l’historien et sociologue Gérard Bouchard, en entrevue avec Anne-Marie Dussault, mardi. « On pourra réciter des messes à l’Assemblée nationale… » 

Pour dissiper la confusion, il semble qu’on ne pourra pas compter sur le Parti québécois, lui qui a choisi de transformer son projet de Charte de la laïcité en projet de Charte des valeurs québécoises. En se débarrassant du mot « laïcité », le gouvernement de Pauline Marois tente de ménager la chèvre, le chou et le crucifix. Une Charte de la démagogie, avec ça ? C’est possible…

Avant lui, le gouvernement libéral ne s’est montré ni plus courageux ni plus cohérent, lui qui a vite mis au panier le rapport Bouchard-Taylor. En matière de laïcité, il y avait pourtant là une foule de recommandations mûrement réfléchies que l’on aurait eu intérêt à suivre. 

Le rapport proposait de produire un livre blanc sur la laïcité pour justement sortir de la confusion, mieux définir la laïcité québécoise et débattre des questions irrésolues. Cela n’a pas été fait.

Le rapport proposait d’interdire aux agents qui incarnent l’État (magistrats, procureurs de la Couronne, policiers, gardiens de prison, président de l’Assemblée nationale…) le port de signes religieux. Cela n’a pas été fait.

Au nom de la neutralité de l’État et de la séparation entre le religieux et le politique, le rapport recommandait aussi que les conseils municipaux abandonnent la prière et que le crucifix au-dessus du siège du président de l’Assemblée nationale soit replacé dans l’hôtel du Parlement, à un endroit qui mettrait en valeur sa signification patrimoniale. Cela n’a pas été fait. 

Qu’a donc fait le gouvernement Charest de toutes ces recommandations ? Il s’est empressé de réaffirmer la place du crucifix à l’Assemblée nationale… Démagogie, quand tu nous tiens. 

Qu’a fait le gouvernement Marois ? Rien de plus cohérent. Il faudra voir cet automne comment on tricotera cette Charte de la laïcité qui a été rebaptisée « Charte des valeurs québécoises » avant même sa naissance. Mais pour l’instant, l’entourloupette linguistique donne l’impression qu’il s’agira moins de faire avancer le débat sur la laïcité que de tenter de faire gonfler le « Nous » de la majorité. Exercice périlleux qui fait craindre l’exploitation d’un antagonisme entre le « Nous » et le « Eux ». 

Comprenons-nous bien. La laïcité ne consiste pas à purger le Québec de son patrimoine religieux. Il ne s’agit pas de nier son identité, de devenir amnésique ou de piétiner les traditions de la majorité. Il ne s’agit pas d’arracher la croix du mont Royal ou de bannir les arbres de Noël. Il ne s’agit pas non plus de confisquer la liberté de conscience des citoyens dès qu’ils sortent de chez eux.

De quoi s’agit-il alors ? Il s’agit d’abord et avant tout de respecter le principe de la séparation de la religion et de l’État et la neutralité du politique devant le religieux. Or, si on est d’accord pour dire que l’État doit être neutre devant la religion, ne faut-il pas qu’il le soit devant toutes les religions, y compris celle de la majorité ? Que vaut une neutralité à moitié neutre ?

Cinq ans après le rapport Bouchard-Taylor, le débat s’enlise, disais-je. Évidemment, il ne faut pas perdre de vue que même en étant peu avancés, nous avions déjà un peu d’avance. Malgré quelques décisions mal avisées d’accommodements religieux, la laïcité québécoise est moins piteuse que ce qu’on aimerait nous faire croire. Elle n’a rien à envier à la laïcité française, souvent citée en exemple. Cette semaine, un éditorial de Libération laissait même entendre le contraire. On y suggérait que la République française, prise avec une forme de « catholaïcité » rigide et incohérente, s’inspire du modèle québécois des « accommodements raisonnables ». Une voie sinueuse, certes, mais réaliste. 

Le Québec est déjà laïque dans les faits. Mais il subsiste des zones d’ombre qu’il faut tenter d’éclaircir. Des zones où la religion vient écorcher l’égalité hommes-femmes. D’autres où la neutralité politique est mise à mal. Voilà des enjeux importants, toujours délicats et complexes, qu’il faudra essayer de clarifier avec un souci d’équilibre. Il faudra le faire sans exploiter les phobies des uns ni céder à l’intégrisme des autres. Avec un Jean Tremblay triomphant qui traite de « mou » et de « plieux » quiconque ose le contrarier, le débat est malheureusement, une fois de plus, bien mal engagé.

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