CHRONIQUE

Sur quel formulaire, l’humanité ?

Il s’appelle Olivier et il a 4 ans. Un de ces enfants qui n’a pas été gâté au grand bingo de la nature. Maladie des intestins, deux opérations à l’âge de six mois, déficience intellectuelle, hypotonie, scoliose et j’en passe.

À 4 ans, il ne peut ni manger, ni se déplacer, ni s’habiller seul. Un petit poqué.

Voici la petite histoire d’Olivier et de la bureaucratie. Mais pour ne pas ajouter aux tracas de la famille, j’ai choisi de ne pas nommer les établissements impliqués.

1. Pas de garantie

Olivier a besoin de soins. Des soins de réadaptation fournis par des établissements financés par l’État. Dans son cas : deux établissements de Laval, notamment. Au total, une vingtaine d’experts de toutes sortes. Le but : stimuler son développement.

Quasiment un job à temps plein pour Émilie, s’occuper de son fils. Chaque jour, elle lui fait faire les exercices appris auprès des experts. Elle fait ses irrigations rectales. Elle dort avec lui, à l’hôpital.

Émilie : « C’est la vie. Quand on a décidé d’avoir un deuxième enfant, on acceptait de le prendre comme tel. Pas de garantie. Pas de retour de marchandise. »

2. Quitter Laval

Nous avons eu des problèmes financiers, me dit Émilie. Il a fallu déménager.

Le couple a vendu sa maison de Laval et acheté un condo à La Plaine. À 20 minutes.

Bref, quand la famille d’Olivier a quitté Laval pour La Plaine, elle en a averti les deux établissements de santé qui s’occupaient du petit.

Réponse : il faut faire une « demande de transfert interétablissement », pour qu’Olivier reçoive désormais les mêmes soins dans « sa » région, Lanaudière.

« On nous avait dit que nous serions sur une liste d’attente de trois à six mois, dit Émilie. D’accord, ça va faire des vacances… »

Après un an à attendre qu’Olivier soit pris en charge (pour la réadaptation physique dans un centre et pour la déficience intellectuelle dans un autre), Émilie a finalement reçu des nouvelles du centre qui s’occupe de déficience, dans Lanaudière.

Dans un an, on va le prendre en charge, lui a-t-on dit.

« Un an, m’écrit Émilie. Un an. J’ai raccroché et j’ai fondu en larmes. »

Olivier l’a prise dans ses bras.

3. La marchette

« C’est maintenant qu’Olivier a besoin de soins, me dit Émilie. Avant qu’il n’entre à l’école. Avant que nous ne soyons épuisés, nous, ses parents. »

Je trouvais absurde qu’on punisse un petit bonhomme de 4 ans parce que sa famille a déménagé de l’autre bord de la rivière. Ne peut-on pas continuer les soins à Laval jusqu’à ce que Lanaudière prenne le relais ?

Déjà là, je voyais l’implacable inhumanité de la bureaucratie qui, comme toutes les bureaucraties, produit fatalement son lot de stupidités.

Mais c’est la marchette qui m’a vraiment mis en rogne. Olivier avait une marchette : l’établissement de santé lavallois propriétaire de la putain de marchette a exigé qu’elle lui soit rendue. Malgré les protestations d’Émilie.

Ti-cul, redonne-nous ta marchette, tes parents habitent à La Plaine. Oui, ils paient leurs impôts à Québec, mais on s’en fiche, redonne-nous ta marchette.

Gang de sans-cœur.

4. La mère peut faire une plainte

L’Agence de la santé de Laval a commencé par me dire que c’est comme ça, que la loi exige que les soins soient assurés dans la région de résidence.

– La mère, m’a dit la porte-parole, peut aussi faire une plainte au comité des…

– Est-ce humain, madame ?

– Que voulez-vous dire ?

– Est-ce humain de couper les services à un petit poqué de 4 ans ? De reprendre sa marchette sous prétexte que ses parents ont déménagé ?

– Je ne peux pas répondre à cette question…

C’est le propre d’une porte-parole : elle porte une parole. La parole de qui ? Du boss, peut-on présumer. J’ai demandé à parler au boss. Au boss de l’Agence.

– Vous voulez parler au DG ? a dit la porte-parole, étonnée. À M. Desjardins ?

– Oui.

– Eh bien, je… Il… Il ne parle pas vraiment aux médias.

– Madame, s’il vous plaît, écrivez mon nom et mon numéro de téléphone sur un petit papier et allez le déposer sur le bureau de ce M. Desjardins. Ma question est toute simple : est-ce humain ?

– Euh, oui, je vais voir ce que je peux faire, avec le ton de celle dont l’univers vient d’entrer dans un trou noir.

5. Un classique

Deux jours passent.

Puis, Émilie m’écrit : « Mais qu’avez-vous fait ? ?? ?? »

Un des établissements de Lanaudière venait de l’appeler. Début de services : en septembre. Le même jour, en après-midi, autre courriel d’Émilie : un des établissements lavallois venait de l’appeler pour s’excuser. Et pour « voir ce qu’on peut faire » pour aider Olivier.

Ma réponse à Émilie ? C’est un classique : un citoyen est écrasé par les rouages inhumains d’une bureaucratie. Épuisé, il prend contact avec un média. Un journaliste commence à poser des questions...

Soudainement, quelqu’un, quelque part dans le système, allume.

Soudainement, il n’y a plus de frontière entre Laval et La Plaine.

Soudainement, ça se règle.

On pourrait penser que le système a eu un sursaut d’humanité. Peut-être. Je crois plutôt que c’est un sursaut de frayeur, celle de ce qui va se passer si la petite face d’Olivier se retrouve à la une de La Presse.

Ça n’a rien de réjouissant. Pour personne.

***

Peut-être que les personnes qui ont traité le dossier d’Olivier, à Laval, vont lire cette chronique.

Je ne dis pas que vous êtes des salauds.

Je dis simplement que l’humanité, ça ne se commande pas au moyen d’un formulaire interétablissement.

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