Chronique

 L’amour, la vie, le gris

Il n’y a pas d’autre façon de le dire, alors je vais le dire comme ça sort : Rachel Parent s’est fait congédier parce qu’elle est tombée amoureuse. Si vous aimez les histoires simples, du genre tout noir ou tout blanc, changez d’écran tout de suite.

Rachel est intervenante auprès des poqués de la vie. Chez Méta d’âme, d’abord, organisme qui vient en aide aux junkies. Puis, pendant trois ans, avec les itinérants à la Mission Old Brewery, rue Saint-Antoine.

Un travail ?

Une vocation, plutôt.

Donc, à l’automne 2012, Rachel est à l’accueil de la Mission Old Brewery. Arrive un jour un itinérant, Jean-Manuel Gionet-Perron, 34 ans. Pis…

Pis c’est le coup de foudre.

De leurs regards échangés, de leurs bouts de conversations, ils ont su, senti cette attirance qui ne trompe pas.

Rachel et Jean-Manuel ont commencé à se voir à l’extérieur de la Mission.

***

Le code d’éthique de la Mission est clair : les relations sexuelles entre un employé et un client sont prohibées. Tolérance zéro.

Jean-Manuel n’était pas dans le caseload de Rachel, il n’était pas un de ses clients. Oui, il avait interagi avec elle au Café Mission, mais ce lieu est un espace d’interactions informelles entre le personnel et les itinérants.

Rachel et Jean-Manuel savaient qu’ils étaient dans une zone grise, une zone dangereuse. Jean-Manuel a donc cessé de fréquenter la Mission, il est allé ailleurs, à l’Accueil Bonneau, à la Maison du Père.

« Je savais dès le début que ça pouvait causer des problèmes. J’ai cessé d’y aller », dit Jean-Manuel.

Ils ont continué à se voir. Un jour, rue Sainte-Catherine, une cliente de la Mission a vu Rachel et Jean-Manuel ensemble. Elle est allée les dénoncer.

Il se trouve que l’itinérante était l’ex-blonde de Jean-Manuel. Et que Rachel avait été – avant de rencontrer Jean-Manuel – son intervenante, au Pavillon des femmes, lors d’un remplacement.

En février dernier, la direction de la Mission Old Brewery a convoqué Rachel pour la confronter à cette information. Selon le récit de Rachel (la Mission a commenté de façon générale, sans entrer dans les détails), sa patronne lui a demandé : 

— Fais-tu de l’accompagnement avec des clients ?

— Non. Je ne vais pas mentir, j’ai une relation.

On lui a fait écrire un rapport. Prends bien ton temps, lui a dit sa boss, c’est important…

Rachel a tout dit. Elle savait, ici, qu’elle jouait sa job. Je note qu’on lui a interdit d’être accompagnée d’un représentant syndical dans ce processus. Puis, ce fut l’interrogatoire : où, quand, comment?

Le 27 février, Rachel Parent, 44 ans, s’est fait congédier. Pas de gradation, la bombe atomique, tout de suite.

Tolérance zéro.

***

Peut-être que vous vous dites, à ce point du récit, que Rachel Parent a couru après ce congédiement. Si on voit la vie en noir et blanc, en bien ou mal, c’est cohérent.

Mais je rappelle que Rachel Parent ne s’est pas envoyée en l’air avec un client de la Mission Old Brewery dans les toilettes. C’est pas une affaire de cul.

Cela a commencé à la Mission Old Brewery, mais la Mission est un prétexte, un décor.

Je rappelle que quand ils ont su qu’ils vivaient « quelque chose », selon les mots de Rachel, Jean-Manuel a cessé d’aller dormir à la Mission.

Je rappelle que Rachel n’était pas l’intervenante de Jean-Manuel. Ils se sont croisés au Café Mission, un espace d’interactions informelles.

Je rappelle que devant l’évidence, Rachel a déballé son sac.

Il y a tellement de zones grises là-dedans que c’est quasiment une fable sur la vie. Où commence la relation employé-client, où commence vraiment une relation amoureuse ?

C’est pas toujours clair. La vie, c’est rarement du noir et blanc, comme chacun le sait.

Mais pour la Mission Old Brewery, c’était clair, c’était clair et net. Y a pas de zones grises à la Mission Old Brewery, et le 27 février, ils ont mis Rachel Parent à la rue.

***

J’ai rencontré Rachel au Mouvement action-chômage de Montréal, où l’immense Hans Marotte plaide sa cause auprès de l’assurance-emploi.

Congédiée, Rachel s’est vu refuser des chèques de l’assurance-emploi. Hans tente de casser la décision, pour qu’elle puisse toucher un montant rétroactif pour ces mois de flottement entre son congédiement et le début de l’aide sociale.

Parce que oui, Rachel vit désormais de l’aide sociale. N’a pas trouvé de job depuis la Mission. Il y a pourtant des jobs affichés en intervention, mais va savoir pourquoi, ça ne rappelle pas fort, fort…

Dans ces mois de flottement, elle a fait ce qu’elle a pu. Distribué des circulaires, par exemple.

« C’est dur, à 44 ans, disons… »

Le plus dur, ce ne fut pas d’escalader ces centaines d’escaliers pour distribuer le Publisac en échange d’une pitance. Ce fut de ne pas pouvoir combler adéquatement les besoins de son fils.

« J’ai un p’tit gars de 7 ans… »

Elle s’interrompt après le « 7 ans », comme on le fait quand on sait que si on continue à parler, on va pleurer.

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Hans Marotte défend chaque jour des chômeurs. Il croit bien avoir une cause avec Rachel.

Ce qui l’interpelle dans la cause de Rachel, c’est que la Mission Old Brewery l’ait congédiée sans réelle gradation. Une exagération au vu des faits, selon lui.

Ce n’est pas la première fois qu’il voit entrer dans son bureau des employés congédiés par la Mission Old Brewery.

« Ils ont l’éthique excessive, quant à moi. Le communautaire est capable du meilleur et du pire. Et dans le pire, ils sont les meilleurs… »

Hans Marotte relate un cas : un intervenant congédié par la Mission, qui débarque dans son bureau pour être défendu auprès du chômage.

« Quelques mois plus tard, je le recroise dans le centre-ville. Il était maintenant un client de la Mission. »

***

Matthew Pearce, PDG de la Mission Old Brewery, est donc resté dans les généralités quand je l’ai interviewé sur le cas de Rachel Parent.

« Nous n’avons pas traité ce cas avec indifférence… »

« Les faits de ces situations ne nous laissent pas indifférents quant à l’impact… »

« Chaque cas est traité selon la décision de l’employé, selon sa décision d’agir… »

Soit.

***

Rachel Parent, pour une affaire de cœur – pas de cul, comme s’y limite le code d’éthique –, a été poussée à la pauvreté. Elle cherche encore du travail. Elle vit encore du BS.

La Mission Old Brewery aide les plus poqués, les plus pauvres de la société. Est-ce trop demander de ne pas pousser ses employés à la pauvreté au nom d’une tolérance zéro totalitaire ?

J’hésite entre « sans-cœur » et « salauds » pour qualifier les protagonistes de la Mission Old Brewery qui se sont ligués pour jeter Rachel Parent à la rue.

Puisque la Mission est incapable de nuances, je vais y aller avec les deux termes. Pis j’ajoute aussi « insensibles ».

***

Rachel et Jean-Manuel sont encore ensemble. Preuve que c’était pas une histoire de cul. Ils habitent ensemble.

Dans un film, leur histoire d’amour serait irrésistible, juste en couleurs, sur un air de Céline Dion, et elle goûterait la barbe à papa, malgré l’adversité.

Mais c’est pas un film. Alors des fois, entre Jean-Manuel et Rachel, ça va bien, et des fois, ça va moins bien. Lui : « Y a des hauts, y a des bas. »

Ce n’est ni triste ni rien. C’est la vie, et je vous l’ai dit, la vie, c’est gris.

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