Chronique

Notre frigo et nos poubelles

Quand j’étais enfant, s’il y avait une petite tache « bleue » sur la brique de P’tit Québec, on la coupait et on mangeait quand même le reste du fromage.

Je ne dis pas que c’était une bonne idée. Je dis juste qu’on a survécu. Et que chaque fois, nos parents disaient la même chose : « Du bleu ? Des fromages entiers sont bleus… »

À cette époque, on avait plus de culpabilité face au gaspillage alimentaire que d’inquiétudes face à la possibilité de s’empoisonner.

Nos parents avaient grandi pendant ou juste après la Seconde Guerre mondiale et ses rationnements, même ici, éduqués par des parents ayant connu la grande crise économique de 1929… La rareté, ils connaissaient. L’importance de ne rien jeter aussi. 

Aujourd’hui, on vit l’inverse.

On vit dans l’abondance, guidés par des règles administratives qui nous mettent sur le qui-vive face à la possibilité que nos aliments soient vecteurs de bactéries et compagnie.

Devant notre garde-manger ou surtout nos frigos, on a facilement un peu peur. Le lait, le yaourt, les charcuteries. On ne se fie plus à notre nez – comme nos grands-mères –, mais à la date sur l’emballage pour décider si on garde un aliment ou pas.

Pourtant, les maladies de source alimentaire qui font le plus souvent la manchette – salmonellose, E. coli – sont bien plus souvent causées par des contaminations liées aux méthodes industrielles de production ou des problèmes de conservation de départ que par l’âge des aliments.

Le risque n’est peut-être pas là où on pense. 

Et si on veut lutter contre le gaspillage alimentaire qui nous fait jeter, au Canada, selon des données provenant de l’ONU, Recyc-Québec et Value Chain Management, quelque 1,3 milliard de tonnes de nourriture par an, dont 10 % à l’épicerie et 47 % à la maison – ouf ! –, il serait peut-être temps qu’on commence à se poser des questions sur ces fameuses dates de péremption ou qui disent « meilleur avant ».

Sont-elles aussi nécessaires qu’on pense ?

Et doit-on les écouter ?

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Selon une nouvelle étude menée auprès de plus de 1000 Québécois, joints sur l’internet par des chercheurs de la Chaire de recherche sur la transition écologique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) qui voulaient comprendre nos comportements entre le frigo et la poubelle – ou le bac de compostage –, plus de la moitié de la population trouve que ces dates sont des données importantes lorsque vient le temps de choisir un aliment à l’épicerie ou, ensuite, de le jeter à la maison. 

Mais cette information, jugée comme une mesure « objective » de la fraîcheur et donc de la qualité des aliments, n’influence pas que nos comportements. Elle change aussi ceux de tous ces marchands qui essaient de nous comprendre et de prédire nos choix.

Si les épiciers estiment qu’on sera affectés par ces dates, ils feront en sorte d’éliminer les produits trop proches de la limite. « On est dans un phénomène de cycle », a expliqué hier matin le sociologue René Audet, en présentant les résultats de sa recherche. Épiciers et consommateurs s’encouragent mutuellement, sans le savoir, à fuir la DLC, la date limite de consommation ou conservation.

Si on veut réduire le gaspillage, voilà un des leviers qu’on peut saisir, croient les chercheurs, qui ont entrepris cette étude à la suggestion de la Transformerie, une nouvelle entreprise sociale de Rosemont qui s’est donné comme mandat de réduire le gaspillage alimentaire en aidant les épiceries à transformer les aliments avant qu’il soit trop tard.

On fait ici à plus grande échelle et avec des tartinades ce que font les populaires jus Loop, qui utilisent des fruits et des légumes provenant d’un distributeur, Courchesne Larose, et jugés trop mûrs – ou plutôt plus assez « pas mûrs », parce que fruits et légumes sont mis en marché avant d’être à point – pour prendre le chemin des étalages.

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Donc les dates de péremption sont un problème.

Mais il n’y a pas que ça.

Il y a aussi les portions trop grandes, notamment dans les grandes surfaces où on se targue d’offrir toutes sortes de rabais sur les aliments vendus en quantité quasi industrielle. 

Il y a aussi les épiceries qui ne tiennent pas de comptabilité très claire de tout ce qu’elles jettent. Les chercheurs l’ont remarqué dans le cadre de leur étude.

Et il y a cette notion de « perte » enseignée dans les écoles de commerce comme une partie normale des modèles d’affaires. Jusqu’à 10 %. Peut-être est-ce trop quand on parle d’aliments ? 

Et au fait, la nourriture doit-elle être considérée comme un bien parmi d’autres dans les réflexions sur la gestion d’entreprises ?, demandent les chercheurs. N’y a-t-il pas des valeurs différentes à lui accorder ?

Il y a aussi cette culture ambiante de la fraîcheur où ce qui est valorisé doit être jeune. Selon la recherche de l’UQAM, réalisée en collaboration avec Protégez-Vous et le Centre Organisations, Sociétés et Environnement (OSE) de l’ESG UQAM, plus des deux tiers de la population trouvent que la fraîcheur, c’est crucial. Mais ne devrait-on pas en parler ? Le vin doit vieillir, le fromage, le steak… Ne devrait-on pas relancer la discussion sur la question, sur ce tabou de tout ce qui serait si vite «  défraîchi » ? Cuisiniers, on en parle ? Et pas juste Guillaume Cantin, ancien de l’émission Les chefs et du resto Les 400 Coups qui a lancé la Transformerie, et Bobby Grégoire, de Slow Food Québec, qui a mis avec lui l’épaule à la roue.

Hier, pour la présentation de l’étude, ils avaient d’ailleurs préparé un festin. Des boulettes dans une sauce aux poivrons fumés, de la salade de pois, du jus de mangue, du pain perdu au caramel de bananes… 

Selon la recherche de l’UQAM, un peu plus du tiers de la population trouve que des produits ainsi cuisinés devraient coûter moins cher, justement parce qu’ils sont faits avec des ingrédients « moches ». Pourtant, le travail de transformation est le même. Et seule la nécessité d’écouler de tels aliments rapidement justifie la baisse de leurs prix. Leurs coûts de production n’ont pas changé au gré de leur dépérissement…

Bref, il reste du travail à faire pour revenir là où on était il n’y a pas si longtemps.

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