Chronique

Deux films,
deux mesures

Cherchez l’erreur. Un film faisant l’apologie de la première ministre peut être diffusé en période électorale par l’empire médiatique à la tête duquel siégeait il y a peu le candidat vedette de son parti. Mais un court métrage web de médias indépendants donnant la parole à des intellectuels critiquant le parti au pouvoir, ça, non. Deux films, deux mesures ?

La question se pose depuis que le directeur général des élections a exigé, lundi, que le court métrage La Charte des élections soit retiré du web durant la campagne électorale. Même si les auteurs du film disent qu’il n’a rien coûté, le court métrage doit, aux yeux du DGE, être comptabilisé au titre de « dépense électorale ».

Selon la loi, une dépense électorale est « le coût de tout bien ou service utilisé en période électorale » pour, entre autres choses, favoriser ou défavoriser l’élection d’un candidat ou encore approuver ou désapprouver des mesures préconisées par un parti. Or, seul l’agent officiel d’un candidat ou d’un parti est autorisé à faire une telle dépense, rappelle le DGE dans une lettre envoyée aux trois médias indépendants qui ont produit le film (Les Alter Citoyens, 99 % Média et GAPPA).

Le court métrage La Charte des élections, qui était en ligne depuis à peine deux semaines, a ainsi été retiré du site YouTube. Le film désapprouvait-il des mesures préconisées par un parti ? Oui, ses auteurs ne s’en cachent pas. « On est des médias indépendants. C’est bien évident que notre travail, c’est de critiquer le pouvoir… Et s’il y a un moment où c’est intéressant d’exprimer des points de vue différents, de ramener le débat vers de vrais enjeux, c’est justement en contexte électoral ! », dit Claudine Simon, fondatrice des Alter Citoyens.

Le court métrage censuré faisait suite à l’éclairant documentaire La Charte des distractions – un film dont j’ai déjà parlé – , qui pose un regard critique sur le projet de loi 60. Était-ce un projet financé par un parti politique ? Non. Le projet de La Charte des distractions a pu être mené à terme grâce à une campagne de sociofinancement où seuls les dons individuels étaient acceptés. Quelque 3000 $ avaient ainsi été amassés, ce qui avait essentiellement permis de louer une salle pour le lancement du film le 15 février.

Quant au court métrage visé par le DGE, il n’a rien coûté, assure Claudine Simon. Rien, sinon cinq heures de son temps. Il s’agissait de reprendre des extraits d’entrevues réalisées pour le documentaire de 50 minutes La Charte des distractions (avec des intellectuels comme le philosophe et sociologue Jean-Marc Piotte ou l’économiste Ianik Marcil) et d’en faire un montage de 8 minutes.

Est-ce qu’un court documentaire réalisé bénévolement, sans affiliation politique, devient une « dépense électorale » dès lors qu’il critique un parti en période électorale ? « À ce compte-là, il y a bien des vidéos qui circulent sur Facebook ou des textes qui dénoncent un parti qui pourraient aussi être considérés comme des dépenses électorales », souligne Claudine Simon.

Bien qu’elle accepte de se conformer à la décision du DGE, la fondatrice des Alter Citoyens ne comprend pas pourquoi son court métrage est considéré comme une « dépense électorale », alors que le documentaire complaisant d’Yves Desgagnés – devenu le faiseur d’image de Pauline Marois –, offert gratuitement sur illico, ne l’est pas. Le DGE justifie cette décision en faisant valoir que la distribution et la promotion de La première étaient prévues avant même la période électorale.

« Ce film est vraiment une publicité pour le Parti québécois, souligne Claudine Simon. Ce serait donc correct de faire une publicité pour le PQ pour une question de délai… Mais un petit topo militant, engagé, fait gratuitement, qui critique le parti, ça, ce n’est pas correct… »

Pour Pierre Trudel, professeur de droit des médias et des technologies de l’information à l’Université de Montréal, ce cas illustre parfaitement combien il est difficile de réglementer ce genre de questions. Au Canada, la conception de la liberté d’expression dans de tels cas est plus restreinte qu’aux États-Unis, où n’importe qui peut acheter du temps d’antenne pour vanter ou discréditer un candidat. Chez nous, le mécanisme institué par la loi électorale est considéré par les tribunaux comme une limite raisonnable à la liberté d’expression.

« La loi électorale a été mise en place justement pour éviter que des personnes qui avaient une facilité d’accès aux capacités de diffusion puissent intervenir dans le processus électoral. Sauf que maintenant, avec internet, on a tous cette possibilité. »

À partir du moment où chaque citoyen peut devenir son propre média et mettre en ligne un message, comment tracer la ligne ? À quel moment l’opinion d’une personne qui s’exprimerait sur Facebook devient-elle une dépense électorale ?

« Bien des gens croient que la loi électorale devrait être lue en ayant à l’esprit une conception plus évoluée du média, dit Pierre Trudel. Mais certains font remarquer aussi que, sur internet, c’est tellement facile de créer un média qu’on peut très bien imaginer qu’en quelques clics de souris, on met en place quelque chose qui a toutes les allures d’un média, mais qui serait en fait un journal électoral partisan. »

Selon la loi, la publication dans un journal d’éditoriaux ou de chroniques ne constitue pas une dépense électorale, à condition que cela soit fait « sans paiement, récompense ou promesse de paiement ou de récompense » et qu’il ne s’agisse pas d’un journal « institué aux fins et en vue de l’élection ». Cela vaut aussi pour la diffusion par un poste de radio ou de télé d’une émission d’affaires publiques ou de commentaires. Mais que faire des nouveaux médias ? Est-ce que la décision du DGE aurait été la même si TVA ou Radio-Canada avait fait le même exercice que les auteurs du court métrage La Charte des élections ?

À défaut d’être vu pour ce qu’il est, ce film mis à l’index devrait au moins permettre de nourrir une nécessaire réflexion sur ces enjeux complexes.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.