ESSAI DOMINIQUE FORTIER ET NICOLAS DICKNER

Un mot (révolutionnaire) par jour

Révolutions

Dominique Fortier et Nicolas Dickner

Alto, 424 pages

Révolutions, c’est le projet un peu fou de deux écrivains, Dominique Fortier et Nicolas Dickner, appuyés par un éditeur tout aussi fou, Antoine Tanguay, qui a mené à la publication d’un ouvrage où la beauté rivalise avec l’érudition. Ce curieux livre pour les curieux est un voyage d’un an dans les carnets de création de Fortier et Dickner, deux obsédés de la documentation, ainsi qu’une réflexion sur le passage du temps. Adopterez-vous leur calendrier ?

La seule réelle difficulté de Révolutions n’est pas dans sa lecture, agréable et accessible, mais bien dans l’explication du projet, une idée originale de Dominique Fortier, l’auteure des romans Du bon usage des étoiles, Les larmes de saint Laurent et La porte du ciel. Adepte de la création dans la contrainte, elle en cherchait une pour « capturer ou ralentir le passage du temps ».

« C’est dur de regarder en face et d’écrire à propos d’un sujet comme celui-là, il faut souvent un chemin détourné », résume-t-elle. Ce « regard oblique » qu’elle désirait, elle l’a trouvé en découvrant le calendrier républicain inventé pendant la Révolution française et qui entra en vigueur le 5 octobre 1793 pour être abandonné en 1805.

Car les révolutionnaires ne voulaient rien de moins qu’abolir le passé, et supprimer toute référence à la monarchie et à la religion. Ainsi, les mois ont été renommés de façon poétique (vendémiaire, brumaire, etc.) et pour chaque jour qui représentait un saint, on a désigné une plante, un fruit, un animal ou un objet qui allaient célébrer la vie paysanne.

Dominique Fortier est allée chercher en quelque sorte son « âme sœur » de la maison d’édition Alto, Nicolas Dickner, l’auteur de Nikolski et de Tarmac, afin d’entamer une espèce de correspondance inspirée par ce calendrier éphémère, ce qui exigeait un travail quotidien. « J’ai été appâté par la perspective d’avoir beaucoup de documentation à faire, explique Dickner. Dominique et moi appartenons à la race des romanciers qui se documentent. De ce point de vue-là, c’était du bonbon. Et ça s’est avéré encore plus complexe et satisfaisant que je l’imaginais. »

LE BONHEUR DE LA CONTRAINTE

Malgré ce calendrier qui a plus de deux siècles, Dominique Fortier et Nicolas Dickner sont des écrivains bien de leur temps. Ils ont utilisé une application web (surnommée Reginald Jeeves, clin d’œil au valet de chambre inventé par l’écrivain P.G. Wodehouse) qui leur envoyait tous les matins le mot du jour sur lequel ils allaient devoir écrire. Un défi presque absurde quand on découvre une liste qui a tout pour ravir les cruciverbistes ou les joueurs de Scrabble : que peut-on dire à propos de Mâcre, Dentelaire, Azerole, Turneps ou Scorsonères ? Heureusement, il y en a de plus simples, comme Raisin, Carotte ou Panais, mais cela ne veut pas dire qu’ils sont plus inspirants !

« Je me demandais à peu près toujours ce que Dominique était en train de faire avec des mots comme ça, se souvient Dickner. Il y avait cette espèce de conscience perpétuelle que l’autre travaillait en même temps sur le même mot, que nous n’étions pas seuls dans cette histoire. » « C’était vraiment mon bonheur du jour de faire ça, confie Fortier. Cela a non seulement confirmé que j’aime les contraintes en écriture, mais cela m’a aussi fait sortir de ma zone de confort. »

Le résultat est aussi étonnant pour les auteurs que pour les lecteurs qui embarqueront dans leur aventure. Bien qu’il fourmille d’informations et de découvertes, Révolutions n’est pas seulement une espère d’encyclopédie pour érudits, c’est aussi une plongée dans l’esprit créatif de deux écrivains, qui partagent leurs idées, leurs souvenirs, les instants du quotidien et quelques confidences – Dominique Fortier a découvert qu’elle était enceinte au cours de la rédaction.

Ce n’est pas non plus une correspondance traditionnelle, puisqu’ils ont travaillé en parallèle, ne lisant ce que l’autre écrivait qu’une fois par mois environ. « Ce qui est intéressant de l’avoir fait à deux, note Fortier, c’est que même si nous appartenons à la même race de romanciers, nous avons des manières d’aborder le réel et la littérature qui sont très différentes. » 

« Sur 360 jours, je pense que c’est arrivé deux fois seulement que nous parlions de la même chose à propos d’un mot. »

— Dominique Fortier

Quant au temps qui passe, cette fatalité, les deux écrivains ont constaté cette vérité aussi banale qu’implacable : il est précieux. « Mon obsession pour ralentir le temps, je dirais qu’elle est passée, croit Fortier. Ça me préoccupait de vieillir, mais j’ai l’impression d’avoir l’âge de ma fille maintenant. C’est plus elle qui a changé mon rapport au temps. J’ai l’impression que c’est un peu à elle que j’écrivais sans le savoir. »

Enfin, Révolutions, c’est aussi un très beau livre, au graphisme soigné, et illustré de dessins d’époque, dont le tirage est limité à 1793 exemplaires. Un travail de moine piloté par Antoine Tanguay, directeur de la maison Alto, qui fêtera bientôt ses dix ans d’existence.

« S’il y avait un seul éditeur au monde qui pouvait accepter ce projet, c’est bien Antoine ! », dit Fortier. « Antoine est encore capable, après dix ans, de dire : “On va se faire du fun, ne faisons pas seulement imprimer des livres” », renchérit Dickner.

Mais encore, à quel type de lecteur s’adresse Révolutions, au juste ? « Le moteur de ce projet là, au départ, c’est la curiosité, répond Dickner. Alors à mon avis, c’est un livre pour les gens curieux, qui se disent : “Je suis vraiment content d’apprendre quelque chose.” »

Parce que c’est bien connu, maintenant : un mot (bizarre ou révolutionnaire) par jour éloigne de l’ignorance (ou de l’ennui) pour toujours.

EXTRAIT

Révolutions, de Dominique Fortier et Nicolas Dickner

« VENDÉMIAIRE – Raisin

NICOLAS – J’ai éprouvé, en découvrant ce matin que l’année républicaine débutait avec le raisin, une déception proche de l’indicible. Comment les révolutionnaires avaient-ils pu choisir ce fruit insignifiant, toujours en spécial au IGA du coin ? Il faut dire qu’à force de faire les emplettes avec le Guide alimentaire canadien en tête, progéniture oblige, j’en suis venu à simultanément bénir et détester le raisin. Lorsque ce n’est plus la saison des agrumes, ou que ce n’est pas encore celle des pommes, lorsque les éphémères mangues et fraises ont disparu – lorsqu’on se trouve, en somme, nulle part dans le calendrier, on peut toujours se rabattre sur le raisin.

C’est le yes man de l’industrie agroalimentaire. […]

DOMINIQUE – Étrangement, le premier mot reçu ce matin de Réginald Jeeves est aussi quasi le dernier que j’ai lu avant de dormir hier soir. Dans “les derniers-nés”, une des nouvelles qui composent Arvida, on conte l’histoire d’une petite bande de doux dégénérés dont l’un a pour surnom Raisin. (Je me rends compte en écrivant ceci que j’ignore, Nicolas, si tu as des sœurs, des frères, et où tu te situes dans la fratrie. Mais, à vue de nez, je dirais que tu es un aîné.)

La nouvelle en question se termine comme suit : “La soirée était douce et tranquille et on entendait les estomacs de Raisin et Martial gargouiller dans l’air du soir. […] Ils parlèrent de la météo, des résultats des matchs et du décolleté émouvant d’une barmaid de la brasserie. Autant de sujets qui semblaient avoir été inventés, ce soir-là, tout spécialement pour eux, tout spécialement pour que les gens comme eux puissent parler de quelque chose.”

Je trouve là une assez juste description de cette entreprise qui commence aujourd’hui, 22 septembre 2011, ou, selon le calendrier républicain, 1er vendémiaire 220, jour du raisin, pour se conclure (inch Allah), quand la Terre aura fait le tour du soleil.

Bien sûr, nous ignorons encore de quels légumes, outil et autres fleurs ces révolutionnaires morts il y a quelque deux siècles ont choisi de peupler leur calendrier, mais déjà, il me semble que ce sont justement sujets inventés exprès pour que des gens comme nous aient de quoi écrire. »

ESSAI DOMINIQUE FORTIER ET NICOLAS DICKNER

QU’EST-CE QUE LE CALENDRIER RÉPUBLICAIN ?

Au lendemain de la prise de la Bastille le 14 juillet 1789, l’idée germe d’un nouveau calendrier qui effacerait toute référence au christianisme et à la monarchie. Et, de fait, on le crée. L’année 1789 devant être considérée comme l’An 1 « de l’ère de la liberté » – on saisit l’enthousiasme, ici. On rebaptise les mois et les jours de façon à rendre hommage à la paysannerie. Un poète (Fabre d’Églantine) et un botaniste (André Thouin) sont recrutés pour cette tâche. Le calendrier républicain a été utilisé de 1792 à 1805. Il débute par le mois de Vendémiaire, qui correspond aux dates du 22 septembre au 21 octobre, soit la période des vendanges. Pour chaque jour de l’année, on a retiré les noms des saints pour les remplacer par des noms de fruits, d’animaux, de plantes, d’outils, comme un bestiaire mélangé à un manuel de botanique. L’année républicaine était constituée de douze mois de 30 jours, auxquels s’ajoutaient cinq jours « sans-culottes » (le surnom des révolutionnaires du petit peuple) ; ces « sans-culottides » étaient destinées aux fêtes nationales. Un sixième jour, tous les quatre ans, était consacré à la commémoration de la Révolution.

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