CHRONIQUE

Un meurtre
bien imparfait

Le 10 novembre 1969, le policier Louis-Georges Dupont est trouvé mort dans sa voiture de service, aux limites de Trois-Rivières. Ses confrères concluent tout de suite au suicide, dossier clos.

Clos, même si la balle a été tirée dans le dos.

Clos, même s’il n’y a aucune trace de sang dans son auto.

Clos, même s’il a le nez cassé.

Clos, même si du sang sur sa bouche a été essuyé.

Vivant, Dupont dérangeait. Il avait témoigné deux mois plus tôt devant la Commission de la police du Québec, venue enquêter à Trois-Rivières sur le corps policier, pourri jusqu’à la moelle. Pour vous donner une petite idée, les enquêteurs de la moralité jouissaient des fruits de la prostitution.

Dupont a dénoncé ça, a nommé ses confrères, ce qu’ils faisaient et comment. Il a brisé l’omerta. Deux des trois enquêteurs de la moralité, Jean-Marie Hubert et Paul Dallaire, ont été congédiés quatre mois après son témoignage du 17 septembre 1969. Le troisième enquêteur, Lawrence Buckley, a été remercié en 1977 pour extorsion.

Retenez ces trois noms-là.

Double vie oblige, les trois policiers fréquentaient les bars et les hôtels de la ville. Officiellement, ils surveillaient. Officieusement, ils contrôlaient et empochaient. Ainsi allait la prostitution. Jean-Pierre Corbin était aux premières loges de ce manège. « J’ai travaillé dans les clubs, je les ai tous faits. Je les voyais tous les jours, ils étaient mes clients, j’ai développé une relation avec eux au fil des années. »

J’ai rencontré Jean-Pierre Corbin à Trois-Rivières la semaine dernière. Pour la première fois, il a accepté de raconter ce qu’il sait de l’affaire Dupont. Il a écrit un livre avec tous les détails, qui sortira la semaine prochaine. C’est un livre à compte d’auteur, imprimé et payé de sa poche. Il y travaille depuis 1995.

L’essentiel des informations qui s’y trouvent lui ont été confiées par Buckley, qui lui a tout raconté à la fin des années 80. « On allait prendre des cafés en ville, on se rencontrait régulièrement. Il m’a dit comment ça s’est passé. Je crois que ça lui faisait du bien de sortir ça, de n’être plus pris avec ça. Il a eu du regret pour la famille, qui a beaucoup souffert dans cette histoire. »

Il lui a fait promettre d’attendre après sa mort – et celle des deux complices – pour publier le récit des derniers jours de Louis-Georges Dupont, comment il a été attiré dans un guet-apens, séquestré, puis tué.

Le temps est venu. « Ça me fait du bien aussi de pouvoir raconter ce qui s’est passé, c’est moi qui étais pris avec ça. Et puis, la famille a le droit de savoir. »

Ça fait un bail que Corbin promet à différents médias
de faire éclater la vérité, il en a confié des bribes à l’émission Enquête en 2011, d’autres lors d’une émission
de radio en 2013.

Au-delà des deux enquêtes faites à la va-vite en 1969, l’affaire Dupont a fait l’objet d’une enquête publique en 1996 – la commission Lacerte-Lamontagne – et d’une enquête de la Sûreté du Québec en 2010. Chaque fois, la thèse du suicide a été retenue. Chaque fois, les conclusions ont laissé des dizaines de questions sans réponses.

— Pourquoi n’y avait-il aucune empreinte sur son fusil ?

— Pourquoi ce fumeur n’avait-il pas de cigarettes sur lui ?

— Pourquoi ne portait-il pas le même habit qu’au moment de sa disparition ?

En fait, un des seuls éléments menant à la thèse du suicide est une lettre trouvée dans la voiture, quelques phrases gribouillées à sa femme. « Jeanne d’Arc, tu verras l’avocat Yvan Godin + notaire Gilles Garceau avec tous les papiers. Je vous aime tous beaucoup. Je vous demande pardon, Louis-Georges. »

Yvan s’écrit Ivan.

L’autre élément est une lettre signée par le médecin de famille de Dupont, où on lit que le policier l’a consulté une fois, un an plus tôt, pour des problèmes « d’anxiété et d’angoisse ». La lettre est datée du 10 novembre 1969, le jour où Dupont a été trouvé mort. C’est Jean-Marie Hubert qui est allé la réclamer.

La version de Jean-Pierre Corbin répond aux questions sans réponses. Pour la première fois depuis 1969, l’histoire se tient.

Voici. « Le matin du 5 novembre, Dupont est au poste à
8 h, Buckley arrive et lui dit : “j’ai quelque chose à vérifier pas loin. Peux-tu me suivre avec ton auto ?” Ils sont allés à Champlain, Dupont était attendu. Hubert et Dallaire étaient là. » Ils ont séquestré le policier dans un chalet, sur le bord de l’eau.

Buckley, Dallaire et Hubert se relayaient pour surveiller Dupont. « Ils ne l’ont jamais attaché, ils l’ont drogué
avec des barbituriques. L’objectif, c’était de le faire parler. Ils lui demandaient : “est-ce que quelqu’un d’autre a collaboré avec la Commission de police ? Est-ce qu’il y a une autre taupe ?” Ils ont tout essayé pour le faire parler. »

Un moment donné, Dupont a essayé de s’enfuir. « Il a réussi à se rendre jusqu’à la rivière à côté, ils l’ont rattrapé. Mais son habit était tout sale, il a fallu qu’ils le changent. » Pas d’habit gris sous la main, ils ont pris un habit noir.

Les trois complices ont gardé Dupont en captivité pendant quatre jours, jusqu’au soir du 9 novembre.

« Hubert avait l’idée de le tuer depuis le début. Il voulait faire payer Dupont et sa famille, c’était une question de vengeance. Dallaire n’était pas d’accord pour l’assassinat, Buckley non plus. C’est Hubert qui l’a tué, il l’a tiré par en arrière. Dupont était penché par en avant. »

— Jean-Pierre Corbin

Corbin donnera plus de détails dans son livre.

Le geste fatal a été fait dans une auto, Buckley et Dallaire étaient là. « Ils ont fait brûler cette voiture-là, Dupont avait perdu beaucoup de sang. » Jean-Pierre Corbin m’a montré où elle avait été incendiée, près d’un ruisseau, où est l’université aujourd’hui. Il y a 45 ans, c’était « un pit de sable, un genre de dépotoir ».

Dans la nuit du 9 au 10 novembre, « les policiers ont conduit Louis-Georges Dupont et sa voiture à l’endroit où il a été trouvé le matin ». Voilà qui vient résoudre l’énigme des traces de pneus, toutes fraîches. La thèse du suicide se bute systématiquement à ces maudites traces de pneus.

Il a plu tous les jours entre le 5 et le 10 novembre.

Par rapport au dernier plein d’essence fait par Dupont le soir du 4 novembre, l’odomètre indiquait que sa voiture avait roulé 57 milles. C’est exactement la distance entre le poste, le chalet de Champlain et l’endroit où il a été trouvé mort.

Vous savez à qui a été confiée la première enquête, immédiatement après la découverte de Dupont ? À Jean-Marie Hubert.

L’enquête du coroner Marcel Chartier, quant à elle, s’est déroulée le 2 décembre dans une salle de loisirs au fond d’un parc, « la cabane des patineurs ». À l’abri des curieux et des journalistes. Chartier était un bon ami de Hubert.

Depuis le début de cette saga, les arguments qui corroborent la thèse du meurtre ont été ignorés. Corbin en sait quelque chose. Lorsque, en 2011, il a voulu raconter aux policiers de la SQ sa version de l’histoire, « ils ont ri. Ils ne m’ont pas pris au sérieux, m’ont dit que c’était loufoque ».

La thèse du suicide est loufoque.

La semaine prochaine, lorsque Corbin sortira son livre, il sera soumis à l’épreuve des faits. Quelqu’un relèvera le fait que Dupont a été bourré de barbituriques, alors que l’analyse du sang ne montrait aucune trace d’alcool ni de drogue. « Le test a été bâclé, comme le reste de l’autopsie, même la commissaire Lacerte-Lamontagne l’a dit. Par exemple, ils n’ont pas indiqué combien il restait de sang dans le corps de Dupont. Ça aurait permis de voir qu’il en avait perdu beaucoup. »

Corbin a réponse à tout.

Reste à voir ce qui arrivera à la suite de ces gênantes révélations. Les autorités arriveront-elles, comme elles l’ont toujours fait, à maintenir coûte que coûte la thèse du suicide d’un policier dépressif ? La tâche sera plus ardue. Ce récit détaillé des événements, bien qu’arrivant d’outre-tombe, est d’un réalisme à faire glacer le sang.

Corbin, lui, a fini de jouer les Colombo. « Je ne fais que décrire les événements, comme ils m’ont été racontés par Buckley. Je me dis qu’au moins, la famille aura le morceau du casse-tête qui lui manque. »

C’est déjà beaucoup.

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