CHRONIQUE

P.K. et nous

Six, cinq, quatre secondes à la punition de P.K.…

Ce n’est rien, quelques secondes, mais c’est interminable quand ils sont dans ta zone, qu’ils bourdonnent, qu’ils cognent à ta porte…

Mêlée devant le filet.

Deux secondes.

La foule s’anime.

* * *

J’ai écrit à mes amis, mardi après-midi. « Suis-je fou ? »

On l’est tous un peu, je sais, vous le savez. Mais je regardais le prix des billets sur ce site de revente américain. Et cela forçait la question. Suis-je fou d’être en train de jongler avec l’idée de payer ça ?

C’est Gagnon qui m’a répondu le premier : t’es fou, mais ton héritier va s’en souvenir toute sa vie.

T’es sûr ?

Sûr, m’a répondu Gagnon.

J’hésitais encore à appuyer sur OK.

* * *

Deux secondes à la punition. Lars Eller assure la sortie de zone. La foule s’anime. On sait ce qui peut se passer, là, tout de suite, on devine déjà la séquence, elle va survenir, là, devant nous…

Une seconde à la punition de P.K.

* * *

Le pire c’est que j’avais échappé à la fièvre des séries. Mais comme chaque fois que je pense que les années ont fait leur œuvre, chaque fois que je pense m’en être détaché, ce foutu club revient me taper sur l’épaule.

C’est pas le club, au fond, c’est pas le club de l’année courante, je veux dire. C’est ce qu’il représente. Quand je jouais partout, sur l’asphalte, la neige, la glace, quand je tirais des balles de tennis gelées dans mon filet désert, pour ne pas avoir à fixer le vide, à l’intérieur. Les souvenirs, quand j’étais jeune, quand ce foutu club était une rare interface pour communiquer avec mon père.

Club-nation, autant patrimoine que sport. Lisa Bolduc, une lectrice, après avoir vu mardi à Hockey Night in Canada cette magnifique vidéo de la rivalité CH-Boston, sur le Dance Me To the End of Love de cet immense Montréalais qu’est Leonard Cohen : « Feu mon papa m’avait emmenée au match 3 de la finale contre les Kings en 1993. C’est à lui que j’ai pensé en regardant le montage de CBC. »

Le but, des Loco Locass : 

« Rouge comme le sang qui nous coule à travers

Le corps de l’équipe c’est le cœur de la nation… »

You bet.

* * *

J’ai saisi le petit par l’épaule. J’ai su à cet instant qu’il allait se passer exactement ce que nous étions 21 000 à espérer.

« REGARDE BIEN ! »

Eller en zone neutre. P.K. libéré de sa sentence de deux minutes. Eller traverse la ligne rouge.

Passe à P.K. en embuscade…

Et P.K. touche l’objet à la nanoseconde où ses patins traversent la ligne bleue.

Il est seul, en échappée.

* * *

Avant d’appuyer sur OK, j’avais répondu à Gagnon, encore hésitant, encore branlant dans le manche.

Ça vaut la peine, en séries ? Plus qu’en saison régulière ?

Mille fois plus, m’avait répondu Gagnon.

J’ai cliqué OK et la magie « des internets » a débité une somme folle de ma Visa.

Deux billets dans les rouges, pas très loin du but.

* * *

P.K., Elvis. P.K., jazzman : le style, la manière importent autant que le résultat. Plus, peut-être.

P.K., seul. P.K., seul avec un gardien dont le nom finnois regorge de K.

P.K. fonce sur nous, il approche, à 30 mètres, magnifique esthète d’ébène. P.K., locomotive. P.K., risqué. P.K., force imparable.

* * *

Ti-cul, je jouais tout le temps, partout. Sur l’asphalte, la neige, la glace. Mon père ne jouait jamais avec moi, mais à l’aréna, il était toujours là. Jamais dans les tribunes, toujours derrière le but, debout. Immuable. Son regard savait toujours trouver le mien, à défaut de trouver les mots.

Un soir de l’hiver de 1986, il avait eu des billets dans-le-pit-en-haut, au Forum, section debout. Après la première période, un placier de sa connaissance nous avait fait asseoir derrière le but. Le nez collé sur la baie vitrée. Littéralement.

Gretzky. Roy. Semenko. Naslund. En temps réel. Plus grands que nature. Ben, sauf pour Naslund, là…

On ne s’était sans doute jamais rien dit de bien conséquent, comme d’habitude. Mais nous étions là, ensemble, dans un moment qui n’allait jamais mourir.

* * *

L’instant que je vous décris ne dure que le temps d’un battement de cil. Mais c’est suffisant pour P.K.. La feinte à gauche, le gardien finlandais mord sur sa droite, tombe, étend la jambe. Trop tard. La rondelle est dans le but : 2-0.

Et nous sommes 21 000, tous fous, à sautiller. Dans cette seconde-là, si Hydro avait branché un fil sur le Centre Bell, on aurait pu éclairer Rimouski pendant une semaine.

Et P.K., sur la glace, qui fait les sparages du triomphe. Genou sur la glace de la ligne bleue à la rouge. P.K. rock and roll.

La joie pure. Pour lui, pour nous.

Et le petit, dans mes bras, qui agite dans les airs sa serviette blanche.

* * *

Ça s’est passé mardi soir.

La séquence qui a mené au but de P.K. n’a duré que 10 secondes. C’est rien, 10 secondes. Dix secondes d’éternité, pourtant. Ce moment-là ne mourra jamais.

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