Esclaves des temps modernes

Les marchandises humaines

Nouakchott, Mauritanie

 — Chada Mint M’Beyrick a des enfants, mais n’a jamais été mère.

Elle a été machine reproductrice.

Elle est née il y a trois ou quatre décennies, quelque part entre les dunes du Sahara. Dans cette vaste région désertique aux confins de la Mauritanie, du Mali, de l’Algérie et du Sahara occidental, les frontières sont aussi floues que l’âge des hommes.

D’aussi loin qu’elle se souvienne, Chada a toujours travaillé. Petite fille, elle gardait des chèvres. Plus tard, des chameaux, qu’elle amenait paître sous un soleil aride. C’était un travail dur, éreintant. Quand elle a eu sa première fille, Teslem, elle ne s’est pas arrêtée. Elle la portait sur son dos, de l’aube au crépuscule.

Un jour, le maître de Chada est venu chercher Teslem pour l’offrir à son fils. La fillette devait avoir 4 ans, tout au plus. Chada n’a pas protesté. Dans son univers étriqué, coupé du reste du monde, cela semblait être dans l’ordre des choses.

Puis, Chada a eu une seconde fille, M’Barka. Le maître l’a donnée en cadeau à sa sœur. « Il a récupéré mes enfants comme ça, un à un, pour les distribuer aux membres de sa famille. Il ne m’a pas demandé mon avis. » Il n’avait pas à le faire.

Au fil des ans, Chada en a donné neuf à son maître. Neuf petits esclaves, comme elle.

Le dernier bastion de l’esclavage

Aux yeux de son maître, Chada était une marchandise. Elle lui appartenait. Elle était née pour le servir, comme ses enfants, comme sa mère avant elle. Cet esclavage héréditaire semble d’un autre âge, mais se pratique toujours, ici. Largement.

La Mauritanie se place en tête des pays esclavagistes dans le monde, selon un classement de la fondation australienne Walk Free. Nulle part ailleurs une aussi large proportion de la population n’est réduite en esclavage ; 4 % des Mauritaniens sont asservis, soit 150 000 des 3,8 millions habitants du pays.

Ces esclaves des temps modernes sont, pour la plupart, éparpillés dans le désert. Ils n’ont pas droit à l’école, aux terres, à l’héritage. Ils ne peuvent ni se marier ni divorcer sans la (rare) permission de leur maître. Ils sont totalement dépendants. Et soumis.

La nuit tombée sur le désert, Chada se recroquevillait sous des loques, blottie contre l’enfant qui ne lui avait pas encore été arraché, pendant que son maître s’installait avec sa famille sous une large tente bien dressée. Parfois, l’enfant s’approchait de la tente. Le maître le chassait en le traitant de « petit chacal ».

Chada et les siens ne se sont jamais réunis sous une tente pour partager un repas. « Ça n’est jamais arrivé. Jamais. Je croyais que les fêtes, c’était pour les maîtres. Et je croyais que ma vie était normale. Je n’avais rien connu d’autre. »

La couleur du viol

Les enfants de Chada ont, pour la plupart, hérité de sa peau d’ébène. Mais quelques-uns ont le teint beaucoup plus clair. Bien malgré eux, ces enfants mulâtres lui rappellent sans cesse les viols que son maître lui a fait subir, année après année.

En Mauritanie, la couleur de la peau distingue dans une large mesure le maître de l’esclave. Les premiers sont des Maures, d’origine arabo-berbère, et forment l’élite du pays. Les seconds sont des Haratines, descendants des Noirs africains qui vivaient le long du fleuve Sénégal avant d’être capturés et asservis, il y a des siècles, par les envahisseurs maures.

Quand on interroge Chada sur le père de ses enfants, elle se mure dans le silence. « On ne pose jamais cette question », me sermonnera plus tard Hamady Lehbouss, porte-parole de l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA), un groupe militant. « L’esclave n’a pas de père. Souvent, c’est le maître ou alors, c’est un homme de passage. »

L’important, c’est que l’esclave soit engrossée, quel que soit le géniteur, explique Salimata Lam, coordonnatrice nationale de l’organisme SOS Esclaves. « Le maître a besoin des enfants. C’est sa main-d’œuvre. » Alors, il traite son esclave comme du bétail. « Mon maître me disait que je n’avais pas d’âme. Me tuer, c’était comme tuer un animal », raconte Chada.

Il y a 10 ans, son frère Matala a disparu sans laisser de traces. Chada s’est inquiétée auprès de son maître de ne plus jamais l’apercevoir au campement. Le maître lui a répondu que son frère était mort, sans plus d’explications. « Il m’a seulement dit : "Pourquoi me parles-tu d’un esclave qui n’existe plus ?" »

Mais Matala n’était pas mort.

Il avait fui.

La liberté à tout prix

Quand il était esclave, Matala Ould M’Beyrick a appris qu’ailleurs, la vie pouvait être différente. Qu’il existait un endroit où les Maures et les Haratines pouvaient s’asseoir sur le même tapis, sous la même tente, et partager le même repas. D’égal à égal.

Matala avait soif de cette vie-là. Il n’en pouvait plus d’être battu, de se nourrir de restes et, surtout, de voir sa mère, puis sa sœur Chada se faire violer sans pouvoir y faire quoi que ce soit. « Ça, je ne pouvais pas le supporter. »

Matala voulait fuir, à tout prix. Quitte à risquer sa vie. « J’avais vu les dépouilles de deux esclaves, au campement, qui avaient tenté de s’enfuir. » Leurs maîtres les avaient rattrapés, à bord de leur Land Rover, dans le Sahara. L’un est mort étouffé sous d’énormes sacs de provisions, dans le coffre arrière du véhicule. L’autre a été pourchassé en plein désert. « Ils l’ont forcé à courir à perdre haleine devant le 4X4. Il n’a pas tenu le coup. »

Discrètement, Matala a programmé sa fuite. Ça s’est passé un jour de 2003. Il a dirigé son troupeau vers la seule route des environs, qui menait à une base militaire. Et il a attendu. Une patrouille est passée. Par chance, le chef était haratine. Matala a pris son courage à deux mains et lui a tout raconté.

La patrouille l’a escorté à la base. Plus tard, les maîtres sont venus le réclamer. « Ils ont voulu arranger les choses à l’amiable avec les militaires. J’ai dit au chef que je préférais qu’on me tire une balle dans la tête plutôt que de retourner à ces gens. »

Les militaires ont chassé les maîtres. Pour la première fois de sa vie, Matala était libre.

L’opération de sauvetage

Libre, enfin. Mais tourmenté. Pendant 10 ans, Matala a pensé à sa sœur Chada et aux enfants qu’il avait laissés derrière. Pendant 10 ans, il a tenté de les faire libérer.

Chaque année, depuis 2003, il a pris un mois de congé pour retourner là-bas, à un millier de kilomètres de la capitale, Nouakchott, afin de plaider sa cause auprès des autorités locales.

Longtemps, personne n’a voulu l’aider. On lui a d’abord raconté qu’on ne retrouvait pas les nomades. Puis, on a prétexté que le campement ne se trouvait pas en territoire mauritanien, mais plutôt en Algérie. On a même exigé 1,8 million d’ouguiyas (6285 $) pour financer l’opération de sauvetage.

Alors, chaque année, pendant 10 ans, Matala est rentré à Nouakchott les mains vides, et le cœur gros.

Mais il n’a jamais lâché. Il a harcelé les gendarmes et les militaires, encore et encore. En mars 2013, alors qu’il n’y croyait presque plus, sa ténacité a enfin été récompensée.

Ils sont partis en pleine nuit. Un convoi militaire de 15 véhicules armés. Pas de risques à prendre ; ce coin du désert pullule de militants d’Al-Qaïda au Maghreb islamique. En 2005, une centaine de djihadistes avaient pris d’assaut une caserne toute proche, tuant 15 soldats et s’emparant de tout un arsenal.

Ils sont arrivés au campement aux premières lueurs de l’aube. Quand elle a aperçu son frère, en tête du convoi, Chada a pleuré de joie. Il a fallu des heures pour tous les réunir, mais ils sont repartis ensemble, Chada, ses neuf enfants et ses deux petits-enfants.

Les maîtres ont été embarqués. Ils ont passé trois mois en prison avant d’être libérés – et de se volatiliser dans le désert. L’esclavage est pourtant, depuis 2007, un crime passible de cinq à dix ans de prison en Mauritanie.

Matala espère obtenir justice, mais n’attend rien d’un gouvernement qui s’obstine, malgré la nouvelle loi, à nier l’existence même de l’esclavage. En effet, les autorités se bornent à évoquer les « séquelles » d’une pratique ancestrale, désormais éradiquée, assurent-elles, de la Mauritanie moderne.

« Les Maures s’en tirent toujours, soupire Matala. L’État ne reconnaît pas l’esclavage, alors sa justice ne condamnera jamais un esclavagiste. »

Déjà, Matala a pratiquement réussi l’impossible. En mars 2013, quand Chada et les enfants sont entrés dans la petite ville de Zouerate, à 530 km du campement, ils ont été abasourdis. Cramponnée à son oncle, M’Barka posait un tas de questions : C’est quoi ? Un frigo. C’est quoi ? Un mur. C’est quoi ? Des lumières. Oui, ça brille, mais la nuit est bien tombée, je t’assure.

Ils n’avaient jamais vu une ville.

Les affranchis

Matala vient d’égorger le mouton. Il le dépèce d’une main experte. Sa sœur Chada, allongée sous la tente, a revêtu ses plus beaux vêtements. Il l’interpelle : « Hé, Chada, tu veux la tête ? » Ils éclatent de rire. « Donne-moi ça et je t’étripe ! »

C’est jour de Tabaski, la fête du sacrifice. Pour les musulmans, c’est la fête la plus importante de l’année. L’équivalent de Noël, pour les catholiques. En ce 15 octobre 2013, Chada s’apprête à la célébrer pour la toute première fois de sa vie.

Pendant ses années d’esclavage, elle avait bien vu ses maîtres préparer la Tabaski, acheter des habits, des bijoux, un mouton pour le traditionnel méchoui. Mais pour elle, c’était une journée comme les autres – mis à part le fait qu’après avoir festoyé, ses maîtres lui donnaient la tête de l’animal.

Aujourd’hui, elle s’offrira les morceaux les plus tendres.

M’Barka prépare le thé. Les enfants s’amusent à faire éclater des pétards. Faute de mieux, la famille s’est installée dans un bidonville de Nouakchott, planté sur la dune. Sous ces tentes élimées, on manque de tout. Mais l’heure est à la fête.

Assis à l’écart, Matala s’offre une pause. Le regard bienveillant, il contemple les siens, enfin réunis. Tout ça, c’est son œuvre, mais aussi sa charge. « C’est une énorme responsabilité d’entraîner des gens dans un univers qu’ils ne connaissent pas. »

Matala sait trop bien que beaucoup d’affranchis se résignent à retourner chez leurs maîtres parce qu’ils ne trouvent pas d’autres moyens de subsistance.

« Je m’inquiète pour l’avenir, avoue-t-il. Les enfants me demandent à manger. Parfois, je n’ai rien à leur donner. Il y a des jours où je ne mets pas de marmite sur le feu. »

Chada, pourtant, semble prête à bien des sacrifices. Il y a tant de choses à rattraper. « Vous savez, je commence à peine à faire connaissance avec mes propres enfants. »

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