Chronique

Piketty, Allaire
et les gros salaires

Sa démonstration est limpide et peu contestée : les écarts de revenus entre les riches et les pauvres s’accroissent depuis 30 ans, surtout dans les pays anglo-saxons. De fait, aux États-Unis, les 1 % plus riches accaparaient 16,7 % de tous les revenus avant impôt en 2009, soit 4,1 points de plus qu’en 1989.

Cette proportion était de 12,2 % au Canada en 2009 (2,6 points de plus qu’en 1989), de 10,4 % au Québec (2,7 points de plus) et de 6,7 % en Suède (2,2 points de plus). En France, les 1 % plus riches sont restés au même niveau depuis 30 ans (8,1 %), mais le transfert croissant de fortunes par l’entremise de l’héritage changera la donne, ce que Piketty dénonce fortement, là comme ailleurs(1).

Piketty remet notamment en question la méritocratie, soit la hiérarchie sociale basée sur le mérite. « Les croyances méritocratiques les plus vives sont souvent mises de l’avant pour justifier de très fortes inégalités salariales, d’autant qu’elles apparaissent plus justifiées que les inégalités découlant de l’héritage », écrit l’économiste.

L’œuvre de Piketty a le mérite d’établir un constat clair. Son livre de 970 pages ne traite toutefois pas des raisons concrètes de cet accroissement des inégalités basées sur la méritocratie et ne propose pas de politiques réalistes pour y mettre fin.

L’expert en gouvernance Yvan Allaire, très critique de la rémunération injustifiée de plusieurs dirigeants, trouve inconcevable que Piketty n’aborde pas la raison principale du boom des salaires des hauts dirigeants : les options d’achats d’actions en Bourse ou la rémunération basée sur le cours des actions.

Sur son blogue fouillé du site Les Affaires, Yvan Allaire rappelle que la rémunération des patrons a commencé à prendre de l’ampleur dans les années 70-80 (comme l’explosion des inégalités, peut-on ajouter), au moment même où la rémunération a été liée aux cours boursiers.

Cette forme de rémunération est passée de 26 % de la paye totale des hauts dirigeants dans les années 80 à 47 % dans les années 90, puis à un sommet de 60 % entre 2000
et 2005.

Le principe de cette rémunération lié à la Bourse est d’inciter les patrons à faire progresser leur titre boursier, objectif cher aux actionnaires (dont les fonds de retraite).

Le hic, c’est qu’il n’est pas démontré que ces gestionnaires sont responsables de la hausse particulière de leurs titres boursiers. Depuis 20 ans, les mieux payés ont successivement été les patrons des secteurs en forte croissance comme les technos, les institutions financières et les ressources.

Or, pourquoi le patron d’une banque ou d’une société pétrolière mériterait-il de voir son salaire exploser comme le titre boursier de son organisation si tout son secteur grimpe en même temps ? En quoi se distingue-t-il nettement de ses concurrents ?

Autre problématique : les salaires des grands patrons reculent rarement, en dépit des crises économiques. La compilation des salaires des patrons de Québec inc. de mon collègue Martin Vallières, hier, est éloquente.

Par exemple, les grands patrons de la Banque Nationale ont vu leur rémunération augmenter de 7 % en 2013, malgré la baisse du bénéfice net par action de 5,5 %. Celle des dirigeants SNC-Lavalin a bondi de 7,4 %, bien que le bénéfice par action ait reculé de 88 %. La paye des patrons de Cogeco a augmenté de 53 %, malgré la baisse du bénéfice par action de 17 %.

Bien sûr, il faudrait une analyse à long terme pour juger du mérite de la paye des patrons, mais année après année, les constats se ressemblent. Qu’attendent les fonds de retraite pour s’en mêler vraiment ?

De son côté, Yvan Allaire s’en prend en particulier aux financiers des fonds de couverture, ces fonds spéculatifs occultes qui amassent des fortunes en jouant avec l’argent des autres. Bien souvent, ils touchent des honoraires de gestion de 2 % du magot, plus 20 % des profits réalisés.

Résultat : les 25 meilleurs individus ont collectivement touché 21,2 milliards en 2014, soit
3,5 fois la rémunération de TOUS les PDG des principales entreprises américaines en Bourse
(S&P 500).

Selon M. Allaire, c’est à ce genre d’absurdité qu’il faut s’attaquer avant tout. « Le livre a le grand défaut de traiter trop sommairement de phénomènes complexes », écrit le président de l’Institut pour la gouvernance (IGOPP).

Yvan Allaire juge irréalistes les suggestions de Piketty, comme faire passer le taux d’imposition maximum à plus de 80 %. Il cite l’économiste ontarien Michael Veall – le premier à s’être penché sérieusement sur le phénomène du 1 % au Canada – selon qui l’augmentation des taux d’imposition actuels au Canada risque de ne pas procurer plus de revenus aux gouvernements, étant donné la réaction des contribuables.

Piketty suggère également d’imposer une taxe mondiale sur le patrimoine des citoyens. Pour ce faire, il faudrait d’abord exiger de tous qu’ils dévoilent leur patrimoine, et ensuite établir la valeur marchande de ce patrimoine, un exercice lourd et complexe.

Bref, l’œuvre de Piketty apparaît faible sur les solutions réalistes. Son livre aura au moins le mérite de soulever l’essentielle question des inégalités, en particulier aux États-Unis, où une bonne partie de l’élite est insensible à la question.

(1) Nous avons tiré ces chiffres de la base de données mondiale de Piketty sur l’internet et de celle de Statistique Canada.

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