Alimentation

Le grand masticateur 

L’idée que la mastication soit bonne pour la santé ne date pas d’hier. On la doit à l’Américain Horace Fletcher, un fabricant d’encres pour imprimerie, qui, au tournant du XXe siècle, était connu comme « le grand masticateur ».

Obligé de maigrir pour pouvoir souscrire une police d’assurance, il s’est converti au végétarisme en plus d’inventer son propre régime, le « fletchérisme » qui consiste à mâcher la nourriture jusqu’à ce que celle-ci ne soit plus qu’un liquide. La méthode exigeait en moyenne une centaine de mâchonnements… par bouchée ! Déguster une pomme pouvait lui prendre pas moins de 45 minutes. « La nature se fâche contre qui ne mâche », tel était son credo.

En mastiquant de la sorte, Horace Fletcher a perdu 30 kg. Sa forme physique était exceptionnelle : à 58 ans, il a obtenu des résultats de loin supérieurs à ceux des athlètes de l’Université Yale lors de tests physiques et d’épreuves sportives. Exagéré ? Allez dire cela à Henry James, Mark Twain, Errol Flynn, Franz Kafka, John D. Rockefeller et John Harvey Kellogg, tous des adeptes du régime Fletcher. À l’époque, même la très prestigieuse revue médicale The Lancet ne tarissait pas d’éloges à l’égard du nutritionniste autodidacte.

DOUZE FOIS LA BOUCHÉE JE MASTIQUERAI

« Même si mâcher 100 fois est complètement irréaliste, la théorie de Fletcher avait du bon, estime le Dr Arnaud Cocaul qui en parle dans son ouvrage Le régime mastication. Là où son discours devenait excessif, c’est quand il recommandait de peser ses selles pour évaluer la qualité de son alimentation et de son bien-être… » Selon le grand masticateur, l’idéal était de se soulager une fois par semaine ou aux deux semaines et d’obtenir une selle de 57 à 133 grammes !

Si le fletchérisme est tombé dans l’oubli après la mort de son inventeur – mâcher lui a redonné de la vigueur, mais tout de même pas l’immortalité –, la méthode séduit de nouveau aujourd’hui, cette fois-ci sous un nouveau nom, le chewdaism ou « mâchisme » dans la langue de Molière. Intrigué par le phénomène, le journaliste américain A.J. Jacob a tenté de mastiquer ses repas tel que prescrit par Fletcher pendant une semaine. Il relate son expérience dans son bouquin Je crève la forme – un essai humoristique où il décrit tous les exercices et régimes auxquels il se soumet pour devenir l’homme le plus sain au monde. Son verdict ? « Mâcher 100 fois par bouchée est absurde, dit A.J. Jacobs dans un échange de courriels avec La Presse. Ça me prendrait une journée et demie pour manger un sandwich ! Par contre, je crois qu’une version modérée est faisable. Depuis l’écriture de mon livre, j’essaie de mâcher de 12 à 15 fois avant d’avaler, ce qui est beaucoup mieux que d’engloutir son repas en trois mastications comme je le faisais auparavant. »

A-t-il perdu du poids ? « Oui, mais c’est difficile de l’attribuer uniquement à la mastication, répond A.J. Jacobs. En revanche, cela n’a certainement pas nui ! » Une chose est sûre, mâcher comme Fletcher lui a permis de mieux apprécier la nourriture et, surtout, de développer sa capacité d’écoute. « Comme j’étais toujours occupé à mastiquer, je n’étais plus capable d’en placer une pendant les repas ! »

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