Chronique

Quand l’amour ne suffit pas

Le père qui est devant moi a accepté de me raconter son histoire, enfin l’histoire du plus vieux de ses quatre enfants, Christophe. Enfance et adolescence normales. Il l’a aimé, comme chacun de ses enfants. L’a encouragé tout le temps, lui a frotté les oreilles quand il le fallait. Pour Christophe, tout allait bien.

Jusqu’au cégep. Il y a quatre ans.

Martin* est assis devant moi, dans la cafétéria de La Presse. Un père de famille aisé, à l’aube de la cinquantaine.

En deuxième année du cégep, Christophe a organisé une fête à la maison. Martin et sa femme Julie y étaient. Ce soir-là, c’était évident comme le nez au milieu du visage : Christophe était high. Il avait consommé de la drogue. « Il était, dit Martin, anormalement de bonne humeur. »

Qu’avait pris Christophe, ce soir-là ?

Pot, speed. Peut-être autre chose.

L’essentiel, c’est que dans les jours qui ont suivi, le comportement de Christophe a changé radicalement.

Problèmes de sommeil. Nuits blanches. Bonne humeur excessive. Propension, dans les conversations, à passer du coq à l’âne.

Puis, un après-midi, deux semaines après ce party fatidique, appel du cégep. Christophe avait volontairement déclenché les systèmes d’alarme de l’édifice.

Martin a rappliqué, en panique. « Christophe n’était pas “là”, il n’était pas lui-même. »

Christophe s’est retrouvé dans un hôpital psychiatrique, où on lui a diagnostiqué un syndrome bipolaire. La psychose, elle, s’était fort probablement déclenchée sous l’effet de la consommation de drogues.

« Il a passé trois semaines à l’hôpital. Il est sorti juste avant ses 18 ans. »

Martin a dû ramener Christophe au même hôpital deux semaines plus tard. Nouvelle psychose. Probablement déclenchée par la marijuana.

***

Martin m’a écrit le 5 février. Ce jour-là, La Presse avait fait le portrait du destin tragique d’Alain Magloire, ce Montréalais abattu deux jours plus tôt par la police, rue Berri, alors qu’il était fort probablement en psychose.

Magloire était un homme aux talents exceptionnels, talents qui en faisaient une sorte de soleil de chaque univers qu’il fréquentait. Puis, un jour, dans un rave, une pilule d’ecstasy l’a fait basculer. La schizophrénie qu’il portait sans doute en lui a été déclenchée par la dope.

Et Magloire a glissé vers la marginalité, vers la rue.

Quand Martin m’a écrit, le 5 février, il entendait l’écho de l’histoire de son fils Christophe en lisant celle d’Alain Magloire.

J’ai voulu le rencontrer pour qu’il m’explique la réalité quotidienne d’une famille qui essaie d’aider un fils en proie à des épisodes psychotiques.

Parce que quand j’ai écrit et commenté la mort d’Alain Magloire, quelques personnes m’ont demandé – parfois méchamment, parfois pas – où diable était sa famille?

***

La psychose — un état où la personne n’a plus conscience de ce qu’elle fait — est la manifestation extrême de certaines maladies mentales. Après sa troisième psychose, Christophe a passé un mois à l’hôpital.

« Comme parent, dit Martin, tu te dis : “Qu’est-ce qu’on fait ?” On a décidé de l’encadrer. »

Un encadrement rigoureux, qui a duré une bonne partie de 2013. Julie gérait l’argent de Christophe. Elle payait les dettes accumulées de Christophe pendant ses errances psychotiques.

Chaque semaine, Christophe avait droit à 50 $ comptant. Pas de carte de guichet, pas de carte de crédit. Et cet encadrement portait ses fruits.

« Christophe prenait ses médicaments, dit Martin. On le voyait, ça lui faisait prendre du poids. Il travaillait. Il avait une blonde. Je suis sûr qu’il ne consommait pas de drogue. Il reprenait sa vie en main. »

Il faut que je dise ici que Christophe a un don, celui de pouvoir vendre des choses. Malgré ses séjours à l’hôpital, il n’avait jamais de difficulté à trouver de très bons jobs dans la vente.

Août est arrivé. Julie et Martin ont estimé que leur fils allait assez bien pour qu’il puisse ravoir ses cartes de guichet et de crédit.

 – Et, dit Martin, il est retombé.

 – Retombé ?

 – Dans la consommation. Dès qu’il a eu accès à son argent, il a recommencé à prendre du pot. Il a cessé de prendre ses médicaments.

Les médicaments, la dope, la psychose : c’est comme une valse à trois partenaires qui ne peuvent pas danser ensemble.

Ça va bien, tu cesses de prendre tes médicaments…

T’angoisses, tu prends un joint…

Ça te fait disjoncter : la psychose guette…

C’est ainsi que récemment, un ami de Christophe a appelé Martin, inquiet : Christophe est parti en auto, à -20, pieds nus… 911… La police… L’hôpital, encore. Ordre du juge, cette fois.

Ça fait bien 45 minutes que Martin me raconte la vie de Christophe. Je remarque qu’il n’a pas touché à son café.

« Avoir quelqu’un, dans ta maison, qui a des psychoses, qui ne prend pas ses médicaments… C’est ingérable. »

***

Ingérable.

Martin a souvent répété ce mot, dans les deux heures au cours desquelles je l’ai écouté.

D’abord, il y a le reste de la maisonnée. Les frères et la sœur de Christophe, qui sont envoyés sur la banquette arrière : Christophe monopolise papa et maman.

Ensuite, il y a le reste. Les colères. Les comportements erratiques. Les allers-retours à l’hôpital, « où c’est comme dans le film Vol au-dessus d’un nid de coucou », dixit Martin…

Et les trous immenses que la dérive d’un enfant peut percer dans l’âme de ses parents.

Quand Martin m’a écrit, le 5 février, Christophe était interné pour sa quatrième psychose. Ce soir-là, Martin s’apprêtait à aller le visiter pour la première fois en dix jours.

« Je devrai lui dire qu’il ne peut pas revenir à la maison, m’avait-il écrit. C’est insupportable pour nous tous. »

C’est cette phrase-là qui m’avait touché. C’est cette phrase-là qui m’avait fait deviner que quand un proche – un fils, une sœur, qu’importe – bascule dans une forme particulièrement aiguë de maladie mentale, l’entourage s’épuise.

C’est cette phrase-là qui m’a fait penser à tous ceux qui, avec un peu de reproche dans la prose, m’avaient demandé où diable était la famille d’Alain Magloire quand il avait un pied dans la rue avant d’être tué par les flics.

***

Martin a enfin touché à son café.

Martin n’est plus capable, Julie n’est plus capable, les enfants ne sont plus capables de ces montagnes russes dans lesquelles Christophe les entraîne. Il a donc dû aviser Christophe qu’il n’était plus bienvenu à la maison. Qu’il devait se trouver une chambre où vivre. Qu’il ne pouvait plus demander d’argent à Martin et à Julie.

« Si on continue à faire comme avant, on est cuits. On ne l’aide pas si on continue à l’aider comme on le faisait. »

Plus tard, quand je relis mes notes, je tombe sur une phrase de Martin, une phrase terrible qui résume bien le dilemme de ces proches qui doivent choisir entre couler avec un malade ou le laisser couler, seul, au cas où il y aurait un fond à ce putain de baril.

C'est une phrase qui montre que contrairement à ce qu'on peut penser, l'amour parental a des limites. Martin n'a pas mis un X sur Christophe, mais il sait que ce ne sera jamais facile pour lui. Une petite mort. 

« Il faut que je fasse le deuil d'un enfant vivant. »

DEMAIN : Le point de vue du psy

*Certains détails ont été modifiés, comme les noms des protagonistes, pour protéger leur anonymat.

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