Billet

La nuit la plus longue

C’était une longue nuit.

Par un navrant paradoxe, les moments qui devraient fuir ma mémoire sont toujours les derniers à la quitter.

Heureusement, le poids du présent égraine les souvenirs de cette longue nuit. Si bien que j’en ai oublié la date, l’année et la genèse. Par contre, je me souviens qu’il devait être 4 h du matin, que décembre était achevé depuis longtemps quand, pour la première fois, j’ai vu à quoi ressemblait la fin d’un amour.

Sachez que ce n’est pas une danse qui nous y attend. C’est plutôt une noirceur qu’on ne peut vouloir plus noire et un froid. Un froid rare. Incisif. Paralysant. Suffocant.

Je dormais chez celle qui m’offrait mes premières morsures sentimentales. Vous savez, celle qui est ce premier amour que les films de Hugh Grant ont intoxiqué. Celle qui sera ce dernier amour de démesure et de naïveté.

Leonard Cohen forçait imperceptiblement nos destins à s’entrecroiser. Notre adoration commune pour ce poète total enflamma nos premières nuits blanchies par le débat qui déciderait si Famous Blue Raincoat était une plus grande chanson que A Thousand Kisses Deep.

Le temps effritait nos extases, mais Leonard Cohen restait cet ultime terrain pacifique où se réfugier lorsque la colère rugissait. Et quand elle doutait de nous, de moi, je lui transcrivais I’m Your Man.

Sous le sapin de notre premier Noël, elle m’a offert Le livre du constant désir. Pour l’impressionner, je lui ai chanté Hallelujah… comme tous les auditionnés d’American Idol.

Cette nuit-là, un cri, le sien, me télescopa brutalement dans la panique. Que se passait-il ? Étions-nous envahis ? Qu’avait-elle ?

Un torrent sonore incompréhensible jaillissait de sa bouche. Je tentais désespérément de m’accrocher à un mot, une idée. J’ai fini par comprendre qu’elle avait fait un cauchemar et elle me demandait de partir. Je pensais de sa chambre. Mais l’intensité de ses cris et les vêtements lancés à mon visage m’ont permis de comprendre que c’était de chez elle que je devais fuir.

Par respect, un peu. Par peur, surtout, j’ai enfilé mes vêtements dans l’escalier. Ce n’est pas une façon de dire au revoir, mais il y avait urgence. J’ai ouvert la porte et Montréal, plongé 40 degrés sous la chaleur, m’accueillit avec un silence mortuaire.

Trop pauvre pour espérer un taxi et trop désespéré de voir les autobus afficher leur éternels Spécial/Hors service (fidèles à toutes ces fois où on les espère le plus), je n’avais plus le choix de marcher les 5000 mètres qui séparaient ma porte de la sienne. En passant, plusieurs épreuves olympiques sont plus courtes que 5 km.

Il faisait trop froid pour pleurer et le chemin était trop long pour s’emprisonner dans les pensées. Mes écouteurs étaient mes seuls protecteurs et la voix de Leonard Cohen était la seule source de chaleur possible. Lové au creux de sa voix, je l’écoutais répéter : « There is a crack in everything. That’s how the light gets in ». Le temps s’est réchauffé. Juste assez pour laisser mes larmes traverser l’aurore.

C’était une longue nuit. Triste. Froide. Elle a duré cinq ans.

Concrètement, M. Cohen ne m’a pas du tout protégé du froid. Sa voix n’a pas miraculeusement empêché les otites et les engelures. La vie n’est pas une comédie romantique tant que ça. Mais c’est vrai qu’au plus profond des abysses de la tristesse, sa voix grave était le filet qui me séparait de l’abattement total.

Et, même si je m’en doutais, les milliers de lampions, de bouquets et de pleurs à la suite de sa disparition m’ont dit ce que je savais déjà… Je n’étais pas le seul à être guidé, réconforté et éclairé par Leonard Cohen.

Quand j’ai reçu le « livre testament » de M. Cohen, je n’ai pu empêcher le sourire en lisant le titre : The Flame.

Une flamme… Ce qui éclaire, réchauffe et guide.

Je croyais que le bouleversant You Want It Darker était son ultime témoignage. En fait, c’est The Flame et ses 70 autoportraits, ses poèmes, ses chansons restées muettes et même ses extraits de courriels (tous traduits) qui nous offrent cet instant suprême et silencieux d’intimité avec lui.

The Flame nous procure des moments de simple beauté.

« Your starless night. Your lipstick life. You work as a silhouette. I was just a minor figure in the junta. »

Et la jubilation est difficile à contenir quand il anéantit Kanye West :

« Kanye West is not Picasso.

I am Picasso.

[...]

I am the Kanye West Kanye West think he is

[...]

I only come alive after a war

And we have not it yet »

Mais, c’est ce courriel qu’il rédigea quelques jours avant sa mort qui m’a ému le plus :

« That was great fun.

Be well. dear Friends.

Much love.

Eliezer »

C’est injuste de dire que rien dans l’œuvre monumentale de Leonard Cohen ne m’a plus ému que ce courriel intime, austère et sincère. Mais la vérité n’est pas toujours juste.

Je n’ai pas fini de lire The Flame. Pas par paresse, c’est juste que la nuit a été tellement longue… Si elle resurgit, il me restera encore un refuge vierge pour me réchauffer, me guider et m’éclairer.

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