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Intelligence tablettée

Quel paradoxe ! Dans un monde où le moindre gadget technologique ou électronique se doit d’être « intelligent », comment expliquer que les citoyens manifestent de plus en plus fréquemment le renoncement à l’intelligence ?

Cette mise entre parenthèses du jugement réfléchi, cette aliénation, apparaissent désormais dans une foule de comportements dans la vie quotidienne. Une « programmation » qui se construit chez les enfants dans le cadre familial et dès l’école primaire.

Le téléphone portable, qui peut s’avérer un outil de communication utile, est petit à petit devenu un instrument de conditionnement d’une consommation tous azimuts. Par ailleurs, il sert souvent comme bouée de sauvetage pour amoindrir l’isolement vécu ou anticipé, typique de nos sociétés (certaines personnes vérifient de façon compulsive, en tout temps et partout, si elles n’ont pas reçu des messages).

Paradoxalement, le téléphone intelligent multiplie aussi les occasions de perte de rapports concrets avec son entourage dans la vie quotidienne. N’a-t-on jamais croisé sur la rue deux personnes cheminant pourtant ensemble, chacune en conversation téléphonique avec un tiers ? Pour leur part, les différents réseaux de communication, les soi-disant « réseaux sociaux », alimentent le désir répandu d’être connu, reconnu et entendu, dans un monde où il n’y a place que pour le clinquant et l’image de gagnant, ou encore pour celle de l’éternelle victime.

Le téléphone portable est également devenu une source presque illimitée d’informations qui se confondent toutefois fréquemment avec le fait divers et le potinage. Avec, là aussi, un effet paradoxal. L’éventail et le volume des informations est tel qu’il nécessite une capacité accrue d’analyse critique et de synthèse de ces données.

Or, pour ne considérer que la situation au Québec, il faut se rappeler qu’entre un tiers et une moitié de la population est identifiée comme analphabète fonctionnelle, autrement dit, n’est pas en mesure d’effectuer une lecture et une compréhension adéquates de la masse d’informations disponibles. Dans pareil contexte, comment espérer que la communication écrite ramenée à 140 caractères ne soit, à terme, qu’un outil de rétrécissement de la formulation étayée de la pensée ?

Quoi qu’en disent, pour leur part, les tenants de l’utilisation des « tablettes » comme instrument d’apprentissage à l’école, l’usage systématique de ces outils brouille le fondement même de la relation pédagogique : l’interaction soutenue de l’élève au maître, et des élèves entre eux, dans la salle de classe, un environnement pourtant indispensable à l’acquisition méthodique des connaissances.

L’accès à un éventail presque illimité de sources d’informations produit un effet contraire à celui qui semble visé : la multiplication et la fragmentation des unités d’information finissent par annuler toute capacité de leur mise en relation. Autrement dit, elles conduisent à une suspension des fondements mêmes du raisonnement intelligent. Ce à quoi il faut ajouter le « décrochage passif » d’élèves qui naviguent allègrement sur l’océan des sources de jeux et de distraction de leur gadget, à cent lieues du sujet à l’étude dans la classe.

Ce qu’on présente comme la voie par excellence de la démocratisation de la communication et de l’apprentissage risque, à terme, d’en constituer le contraire.

L’utilisation sans discrimination d’outils qui devraient servir au lieu d’asservir, conduit déjà les générations présentes à « tabletter » de plus en plus fréquemment le jugement et la connaissance tout autant dans l’apprentissage, que dans les comportements citoyens de la vie quotidienne, au profit (dans tous les sens du terme) de celles et de ceux qui conçoivent et mettent l’« intelligence » en marché. Une minorité qui sait déjà tirer les marrons du feu et soumettre la majorité dans le sens de ses intérêts.

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