HISTOIRES D'ÉTÉ

Voyage dans un pays qui n’existe plus

1997

À l’époque, je pensais que je savais parler arabe. Au détour d’une ruelle d’Alep, j’ai poussé la porte de ce petit salon de coiffure sur un coup de tête.

C’était un jour de juillet. J’avais chaud. Je ne supportais plus mes cheveux longs. J’ai cru qu’une coupe me ferait le plus grand bien.

Le coiffeur était un homme menu avec un monosourcil. Dans son minuscule salon, aussi frais qu’une fournaise, des dames trop fardées, aux cheveux étagés, la tête brouillée par un nuage de fixatif. La chaleur était telle que leur maquillage coulait le long de leurs tempes.

Sitôt assise devant le miroir, je me suis fait poser une question existentielle par le coiffeur : « Dan oulla dahen ? »

« Dan » veut dire « oreille » en arabe. « Dahen » veut dire « menton ». Ça, je le savais. Je me pensais bien bonne.

Oreille ou menton ? J’ai répondu « dahen » pour « menton », convaincue d’avoir bien prononcé cette syllabe de plus qui allait m’éviter le pire : une coupe au bol.

Je ne m’étendrai pas sur le sujet. Les filles aux cheveux frisés comprendront. Le cheveu ethnique a ses raisons. Tu dis « oreille », ça donne « sourcil ». Plus le facteur humidex est élevé, pire c’est.

Le coiffeur syrien au monosourcil, lui, n’avait visiblement rien compris. Il avait entendu « dan ». Et le pire arriva.

***

Je repense à ce voyage en Syrie avec mes cheveux trop courts. À cette anecdote de salon de coiffure qui a fait hurler de rire ma mère.

– Rrrim… Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Laisse faire.

C’était en juillet 1997. J’avais convaincu ma mère de faire ce voyage avec moi. Elle avait quitté sa Syrie natale en 1967, durant la guerre des Six Jours. Moi, je n’y étais jamais allée. J’étais curieuse de faire du tourisme sur le fil de sa mémoire.

J’avais été soufflée par la beauté d’Alep, la ville où sont enfouis les souvenirs d’enfance de ma mère. Séduite par ses gens, son histoire. Par sa poésie du quotidien, envers et contre tous. Par son hospitalité et sa gastronomie. Par son souk historique, sa Grande Mosquée, sa citadelle…

La plupart des gens que j’ai rencontrés durant ce voyage sont morts ou exilés. Les autres tentent de survivre.

Une guerre civile et des milliers de morts plus tard, mes photos racontent un pays qui n’est plus. Le souk d’Alep a été ravagé par les flammes des combats. Le minaret de la Grande Mosquée a été détruit par un obus. Sa cour intérieure serait devenue une fosse commune. Même l’antique Palmyre, le plus beau site de Syrie au milieu du désert, porte des stigmates des combats.

En tournant les pages de mon album de photos, cette impression d’avoir immortalisé une façade fissurée juste avant qu’elle ne s’écroule.

***

Je repense à ce périple au beau milieu du désert pour aller visiter Palmyre. Sur la route, aucun panneau. Aucune autre voiture, non plus. « Un 30 juillet à Palmyre ? Ça ne va pas ? », a lancé un cousin de ma mère, nous mettant en garde contre l’insolation.

Je repense à ces tables gargantuesques auxquelles nous étions conviées. À la première fois où on m’a dit : « Viens pour le petit-déjeuner. »  Je m’attendais naïvement à un café et du pain grillé. Je n’imaginais pas qu’il y aurait là de quoi manger pour au moins trois semaines. Une table à perte de vue avec du foul moudamas (des fèves gourganes), du labné, du fromage halloum, des concombres, du melon, du thym et de l’huile d’olive, de la knafé à l’eau de rose, des chaebyats (une sorte de pâtisserie au fromage), de la confiture de pétales de roses, de la confiture d’abricot, de la confiture de cerises noires…

Il fallait goûter à tout, sous peine de vexer nos généreux hôtes. Un proverbe arabe dit : « Akel ala ad el mhabé. » Traduction libre : les liens d’amitié se mesurent au nombre de plats avalés.

Mes efforts pour ne vexer personne ne suffirent pas. « Elle est anorexique, ta fille, ou quoi ? », a demandé un des cousins de ma mère.

Je repense à cet artisan du souk Al-Nahassin, le marché des batteurs de cuivre. Il nous a fait visiter son atelier qui semblait être resté intact depuis le XVIe siècle. Mon arrière-grand-père maternel était lui-même un artisan du cuivre dans ce même souk. Sous une vitre posée sur une table de l’atelier, une vieille photo noir et blanc en témoignait.

Je repense à toutes ces scènes de la vie ordinaire et je les trouve surréalistes. Comme dans un tableau de Dali. Vous savez cette toile à la fois étrange et effrayante où une horloge fond comme un camembert laissé trop longtemps sur la table ? Mes souvenirs de Syrie sont comme ça.

J’ai vu un pays qui n’existe plus. Un pays qui s’est liquéfié dans l’horreur et où les éclairs de vie ordinaire paraissent indécents.

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