Maroc

Le cruel dilemme des mères célibataires

Samira (*) est sur le point d’accoucher. Cette frêle jeune femme raconte son histoire avec un mélange de pudeur et de vergogne. Elle travaille depuis l’âge de cinq ans comme « petite bonne » à Casablanca. « Le père de mon enfant était un de mes collègues dans la villa où je travaillais. Il m’a demandée en mariage, mais quand il a su que j’étais enceinte, il n’a plus voulu m’épouser. J’ai caché ma grossesse à ma famille et je suis allée chez le médecin pour me faire avorter, mais il était trop tard. Ma patronne m’a emmenée à l’association et m’a dit que si j’abandonnais mon bébé, elle me reprendrait », explique-t-elle.

Tout comme les quelque 27 000 nouvelles mères célibataires recensées chaque année au Maroc, Samira est une oubliée de la Moudawana, le code de la famille adopté en 2004. Le document laisse encore aujourd’hui ces jeunes femmes dans l’impasse juridique : si elles peuvent désormais déclarer leur enfant à l’état civil sous un nom qu’elles pourront choisir dans une liste, elles restent considérées par le Code pénal (article 490) comme des prostituées, passibles d’une peine d’emprisonnement d’un mois à un an. 

« On est en 2013, mais la pire chose qui puisse arriver à une jeune femme marocaine, c’est d'avoir un enfant né hors mariage », explique Aïcha Chenna, fondatrice de Solidarité féminine. Pas question non plus de penser à se faire avorter puisque cette pratique est également illégale, même en cas de viol. Un cadre juridique qui favorise les abandons, mais aussi les suicides et les infanticides. « Vingt-quatre bébés sont abandonnés chaque jour, et je ne vous parle pas des cadavres qu’on trouve chaque jour dans les poubelles. Il y a un problème de moralité dans notre pays. Au nom de la honte, de la "hchouma", on sacrifie nos enfants. Dans le monde occidental, on dit qu’on attend un heureux événement. Chez nous, c’est le "mouchkil" (le problème) qui arrive », lance Mme Chenna.

NÉ DE PÈRE INCONNU

Si la Moudawana reconnaît la filiation naturelle entre la mère et son enfant, la filiation paternelle n’existe pas. Elle ne permet pas non plus à la mère de demander au père de reconnaître son enfant en recourant à l’analyse ADN, sauf en cas de fiançailles ou de mariage. Mais selon une jurisprudence de la Cour suprême, même si une filiation est établie par ADN, le père peut refuser de reconnaître l’enfant, qui restera considéré comme un "enfant naturel".

Les jeunes femmes ne peuvent que très rarement compter sur le soutien du père biologique de leur enfant. Entre honte et illégalité, ils préfèrent renier le bébé.

« On va taper à la porte des pères, mais le plus souvent, ils disent que rien ne prouve que si la mère a couché avec eux hors mariage, elle ne l’a pas fait avec un autre », explique Salah Sounja, assistante sociale chargée de l’accompagnement juridique à l’Institution nationale de solidarité avec les femmes en détresse (INSAF).

Les travailleurs sociaux dans les associations venant en aide aux mères célibataires sont unanimes : la réconciliation familiale est la clé du succès de leur intervention. Mais c’est aussi le plus gros défi à relever pour eux.

Motivée par la peur d’être rejetée par son amoureux, Hannane (*) a choisi de lui cacher sa grossesse. « J’ai accouché d’un garçon il y a un mois et demi. Je suis tombée enceinte de l’homme avec qui je devais me marier. Quand j’ai appris que j’étais enceinte, j’ai eu si peur de le lui dire que je suis partie en prétextant aller travailler à Tanger », dit-elle le regard tourné vers le sol. Sans filiation paternelle, ces enfants grandissent comme des citoyens de seconde zone. 

En février 2011, la fondatrice de Solidarité féminine s’est retrouvée face au désespoir de l’un d’entre eux, un jeune homme de 22 ans, étudiant en deuxième année de droit, qui a décidé de passer l’examen d’entrée dans la police. « Il l’a réussi, et au moment de terminer son dossier, l’agent lui a demandé le nom de son grand-père. Le jeune homme ne le sachant pas, l’homme a tout de suite compris que c’était un enfant né hors mariage, lui refusant du même coup d’intégrer la police », explique Aïcha Chenna.

N’ayant aucun recours juridique et ne trouvant aucune aide concrète, de nombreuses jeunes femmes vont abandonner leur bébé, qui sera placé dans un orphelinat.

VIVRE DANS LA HONTE

La mise à l’écart de la mère célibataire par sa propre famille est principalement liée à la honte que cette dernière lui accole. Si certaines jeunes femmes préfèrent quitter le foyer familial avant que leur grossesse ne paraisse, d’autres se confient à leur famille et sont répudiées.

Nombreuses sont également les mères célibataires qui choisissent de s’auto-exclure pour échapper au qu’en-dira-t-on. « Je suis arrivée à INSAF il y a deux mois. Je vais accoucher dans une semaine d’une petite fille. Je suis tombée enceinte d’un homme qui est encore marié, mais qui voulait m’épouser. Je suis partie pour cacher ma grossesse et éviter d’être exclue par mes proches. J’espère revenir un jour chez moi, mais ils ne voudront pas de moi », lance Leïla (*). 

Certaines familles exigent même que les femmes accouchent en ville et abandonnent leur bébé avant de revenir au foyer. 

« Je me souviendrai toujours de cette jeune fille de 18 ans qui est arrivée enceinte de neuf mois, en hiver, à l’association de planification familiale où j’étais bénévole à l’époque. Sa mère l’avait mise la veille sous la pluie, dans la rue, en lui disant : "Vide ton ventre et reviens", se souvient encore avec émotion la fondatrice de l’association Solidarité féminine.

(*) Des noms fictifs ont été utilisés pour protéger l’identité des personnes interviewées.

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