Chronique

Pour en finir avec l’ère Mad Men

Longtemps, la conciliation travail-famille a été vue comme l’affaire des femmes. Et qui dit « affaire de femmes » dit généralement enjeu mineur, débattu dans les pages de magazines féminins et dans des déjeuners-causeries sans lendemain. La démission de Pierre Karl Péladeau rappelle que les temps ont changé et qu’il est plus que temps que cette « affaire de femmes » soit l’affaire de tous.

« Comment vous allez faire pour concilier votre vie politique et votre vie de mère ? »

Voilà une question que l’on lance toujours aux femmes politiques. Aux journalistes qui la lui posaient à l’époque où elle faisait de la politique, Louise Harel aimait répliquer : « Je vous répondrai quand vous poserez la question à M. Bourassa et à M. Lévesque. »

L’anecdote est tirée du plus récent livre de ma collègue et amie Nathalie Collard (Qui s’occupe du souper ?, Québec Amérique, 2016), consacré à la question cruciale de la conciliation travail-famille. Je dis « anecdote », mais en fait, c’est plus qu’une anecdote.

Les questions des journalistes en disent souvent plus long sur leur époque que les réponses qu’on leur sert. Dans ce cas-ci, elles révèlent les traits d’une société qui se permettait, et se permet encore, de poser un jugement sur la façon dont une femme joue son rôle de mère, souligne Nathalie Collard. Une société qui considère que les femmes sont les seules responsables de l’éducation des enfants. Une société qui s’attend d’emblée à ce que le « boys’ club » gouverne pendant que les femmes maternent.

Encore aujourd’hui, la question « Qui s’occupe des enfants ? » est une question qu’on ne pose presque jamais aux hommes.

Quand Dominique Anglade a annoncé qu’elle se lançait en politique avec le Parti libéral, on a tout de suite dit : « Comment ferez-vous avec trois enfants ? » Une question qui ne s’est pas imposée d’emblée à ses collègues masculins qui sont aussi des pères.

Mais les choses changent. En novembre 2015, on a vu Céline Galipeau demander à un Justin Trudeau nouvellement élu comment il allait organiser sa conciliation travail-famille. La réponse était tout aussi rafraîchissante que la question. En soulignant le fait que son Conseil des ministres rassemblait des parents de plus de 50 enfants en bas âge, le premier ministre a rappelé l’importance de la conciliation travail-famille. « Si on est politicien et on sert nos concitoyens, ce n’est pas en dépit, mais à cause du fait que nous sommes parents et que nous voulons bâtir un monde meilleur pour nos enfants. »

Il n’y a là rien de futile. Le départ de Pierre Karl Péladeau rappelle d’une bien triste façon que la conciliation travail-famille est un enjeu majeur et incontournable pour les hommes comme pour les femmes.

S’il est vrai que la famille sert souvent d’excuse toute faite à des politiciens qui cherchent une porte de sortie honorable, ce n’est pas le cas ici, quoi qu’en disent les cyniques. Avant d’être un politicien qui veut partir, l’homme défait qui s’est présenté devant les caméras lundi nous est apparu comme un père aimant qui, comme tant d’autres pères aujourd’hui, veut rester présent dans la vie de ses enfants. Et c’est tout à son honneur.

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Moins d’un an après avoir pris la tête du Parti québécois, Pierre Karl Péladeau s’est retrouvé dans une situation déchirante où il devait choisir entre la politique et sa famille. « J’ai choisi ma famille », a-t-il dit, la gorge nouée.

Concilier politique et famille est déjà complexe quand un couple est uni. Certains diront que c’est impossible en cas de séparation. La garde partagée impose des défis particuliers.

Cela dit, dans un monde idéal, où la conciliation travail-famille ne serait plus vue comme un enjeu de second ordre ou un simple défi individuel, personne ne serait placé devant un tel dilemme.

Ce monde idéal n’est pas un monde impossible. C’est simplement un monde qui prend acte de l’évolution de la société. Un monde qui admet que la conciliation travail-famille n’est pas un détail, mais une condition sine qua non à l’équilibre et au bien-être de tous. Un monde qui admet qu’il est révolu le temps où les femmes devaient sacrifier leurs ambitions et s’occuper de tout pour permettre aux hommes de se réaliser pleinement. Un monde qui est prêt à adopter des politiques et des mesures bien concrètes pour que la vie professionnelle et la vie personnelle des hommes et des femmes soient mieux arrimées.

En 2014, dans son adresse à la nation, Barack Obama disait ceci : « Ni les hommes ni les femmes ne devraient avoir à choisir entre leur carrière et leurs enfants. Ils ne devraient pas risquer d’avoir des problèmes au travail s’ils prennent soin d’un parent malade. Il est temps de mettre fin à des pratiques qui appartiennent à l’époque de Mad Men… »

« Le même Barack Obama qui, rappelons-le, se fait un devoir de manger avec sa femme et ses deux filles plusieurs soirs par semaine », souligne Nathalie Collard dans Qui s’occupe du souper ? « Or, si le président des États-Unis le peut… »

Cela fait des décennies que des femmes à bout de souffle rament seules avec ces questions sans que rien ne bouge. De Barack Obama à Justin Trudeau, on voit désormais de plus en plus d’hommes politiques attirer l’attention sur cet important enjeu de société. De plus en plus d’hommes qui veulent être plus présents dans la vie de leurs enfants et comprennent qu’il ne s’agit pas que d’un défi individuel. Le jour où ils porteront ce discours sur la place publique, le jour où ils seront aussi fatigants que les femmes à revendiquer des horaires de travail plus flexibles, « on pourra réellement espérer que les choses changent et que la vraie égalité se réalise », écrit Nathalie Collard.

Elle a bien raison. Pour en finir avec l’ère Mad Men, la bonne vieille question « Qui s’occupe des enfants ? » doit devenir une question lancée à toute la société.

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